Comment je suis devenu (presque) millionnaire

- 27 juin 2024 - Par Tapis_Volant

Retour sur le deep run d'un couvreur sur le Millionaire Maker
Event #54 : Millionaire Maker 1 500 $

Couvreurs

En tant que couvreur, l'une des questions qui revient le plus quand on discute avec les joueurs du circuit après leurs deep runs, c'est "Et toi, ça te démange pas de jouer quand tu couvres ?" Alors, si la question est légitime, la réponse n'est pas toujours affirmative. Disons que certains endroits sont plus propices à vous donner envie de jouer, et Las Vegas en fait partie, avec ces fields dantesques, ces bracelets mythiques, cette émulation du clan français réuni à Sin City. Tout vous appelle vers les tables, et il n'est pas rare de retrouver des couvreurs en manque de sensations fortes aller taper le carton du côté de l'Orleans ou du Resorts World.

Alors, quand les planètes se sont alignées au niveau de mon planning et que j'ai eu la possibilité de prendre part au Millionaire Maker, grâce à la générosité d'un stakeur dont je raconte les exploits depuis plusieurs années, je ne me suis pas fait prier pour tenter l'aventure. Faut dire que je vis une véritable d'amour avec cette ville, comme vous l'a déjà raconté Flegmatic dans un magnifique article pendant mon Day 1. C'est dans cette ville que j'ai vécu mes plus beaux moments cartes en main, que ce soit lors de mon deep run sur le Main Event en 2016, sur la table télévisée de ce même Main Event en 2017 ou lors de ma victoire sur un Side Event du Golden Nugget à près de 2 000 joueurs avec ce même Flegmatic en table finale également. Des moments inoubliables, comme vous pouvez l'imaginer, pour quelqu'un qui ne joue que très rarement des tournois live.

Si vous lisez ces lignes, vous savez déjà sans doute que j'ai bust (sick spoil !), mais laissez-moi vous raconter quelques moments forts de cette aventure. Je vais pas vous pondre un compte-rendu à l'ancienne comme j'avais fait par exemple sur mon premier tournoi WSOP joué en 2011, mais plutôt vous raconter mon tournoi à travers quelques mains charnières. 

Pour remettre en situation, on commence cet event #54 des WSOP avec 25 000 jetons de départ et des blindes à 100/100 (BB Ante 100). Comme je ne fais pas partie des top regs, je suis là dès la première minute de jeu. Il ne s'agirait pas de rater la première main sur mon premier tournoi WSOP depuis plus de cinq ans, un tournoi dantesque qui aura généré 10 939 entrées.

DAY 1

Level 2 : 100/200 (200) - Stack 34 000

Stack_départAprès avoir fait progresser mon stack à 34 000 sur une table "facile", en grindant pion après pion sur des petits coups, je me sens très à l'aise sur cette table full ricains. C'est sur le deuxième niveau de la journée que je vais commencer par avoir ma première grosse décision du tournoi. Je relance UTG+1 à 500 avec JJ.

Un reg américain d'une trentaine d'années paye de SB avec un stack de 25k et la BB s'invite également dans ce petit plan à trois. J'envoie une mise de continuation à 700 sur le flop 556 et je me fais check/raise à 2 500 par la SB. Je ne suis pas vraiment ravi mais je paye avec mon overpaire. Turn 9, il poursuit son agression en envoyant 5 000. Intense réflexion, je n'ai pas beaucoup d'infos sur le joueur en question, si ce n'est qu'il a l'air compétent. Par manque d'expérience, j'ai déjà peur de la décision que je vais devoir prendre sur la river et décide sagement de faire un fold de nit. Un peu weak, je l'admets. Mais l'important, c'est la survie.

Level 5 : 300/500 (500) - Stack 25 000

C'est sur ce level que je vais connaître dix minutes de pure folie. Je trouve AA contre le même ricain qui a 22 000 de tapis. J'open à 1 200 et il me 3-bet chérot à 5 000. Je décide de le mettre à tapis et il snap avec JJ. Ça hold et me voici à 50 000. Quelques mains plus tard, je découvre à nouveau AA. Je vérifie plutôt deux fois qu'une, regarde autour de moi si c'est pas une caméra cachée et fais 1 200 au hijack. Le bouton paye. La petite blinde envoie son tapis de 18 000. Le joueur en grosse blinde, qui vient d'arriver à la table avec 45k, décide de simplement payer. Je reshove, le bouton passe (ce qu'il dira être As-Roi) et la grosse blinde engage ses jetons avec KK tandis que la BB possède 99.

Comme un bon top reg, je sors la caméra pour filmer. Un truc que j'ai jamais fait de ma vie, mais j'essayais de comprendre pourquoi depuis quelques années, on voit de plus en plus de joueurs le faire. Pour immortaliser le moment ? Pour prouver à leurs stakeurs qu'ils ont pas spew ? Pour leurs followers sur Insta ? Les raisons sont sans doute multiples, mais en tout cas, ça aide à ne pas perdre d'énergie, je focus plus sur la manière de filmer que sur les cartes qui sortent. Je ne tremble donc pas et ce setup incroyable me propulse à 120 000. Petit brag, je me retrouve alors en tête du chipcount du site des WSOP. Bon, faut dire la vérité, c'est surtout parce que je connais Gaëlle Jaudon et qu'elle s'est empressé de mettre à jour mon stack.

Level 8 : 500/1 000 (1 000) - Stack 120 000

Bill KleinUn vieux moustachu relance à 2 200 avec un stack de 140k. Je 3-bet à 6 400 au bouton avec JJ. Il paye hors position. J'hésite à c-bet sur le flop KK8 mais je me contente de check-back. Sur la turn 7, il checke à nouveau. Il est temps de valoriser un peu. Je fais 6 000 et il me check/call. River T, il checke une troisième fois. Je suis partagé entre miser et checker, j'ai un mauvais feeling. Je décide de tapoter la table et découvre qu'il détenait 77 pour full trouvé turn. Bien content d'éviter les dégâts river, j'apprends qu'en fait, je venais de jouer contre Bill Klein, un businessman habitué des High-Roller avec 7,5 millions de dollars de gains, qui avait notamment terminé runner-up du 100k$ High-Roller for One Drop derrière Jonathan Duhamel en 2015.

Après un dinner-break avec la couvreur's family au In-N-Out, la fin de journée s'avère difficile. Je ressens fort la fatigue lié au jetlag (je suis arrivé deux jours plus tôt) et je lutte vraiment pour ne pas faire de bêtises.

RoisJe réussis tout de même à monter à 170 000 grâce à un petit carré de Rois contre un short stack qui a shove 15 blindes avec As-Valet, mais perd plusieurs petits coups sur la fin. Un tirage couleur qui ne rentre pas, un pot 3-bet où j'abandonne avec As-Roi sur un flop T-5-5, et je finis ce Day 1 à la table de Natalie Hof avec un stack confortable de 141 000 jetons, soit près de 60 blindes pour la reprise. Il reste 2 381 joueurs et selon mes calculs (et 15% de places payées), on n'est plus très loin de l'argent.

DAY 2

Level 12 : 1 000/2 500 (2 500) - Stack 141 000

Premier bad beat du tournoi, j'arrive un peu à la bourre au départ de ce Day 2. Enfin, c'est surtout que j'arrive dans la mauvaise salle. On me dit que ma table se trouve dans la Provence Ballroom. Autant dire que même mes collègues couvreurs ne connaissaient alors pas l'existence de cette salle. Je me dépêche d'y aller et arrive finalement à 11h05 alors que la première main est en train d'être jouée. Mon voisin de gauche montre deux beaux As et je me dis que j'ai peut-être bien fait de rater ma petite blinde. La main d'après, je retourne ma première main de la journée : AA. Je me dis que j'ai bien fait de courir pour ne rater ça. Je 3-barrel contre la BB sur un board Q9446 et monte ainsi à 170 000 après qu'il a décidé de fold Dame-8 river.

Level 13 : 1 500/3 000 (3 000) - Stack 170 000

Avant ce Day 2, j'avais analysé mon seat-draw avec les couvreurs. Un joueur faisait particulièrement peur, l'Allemand Maximilian Silz, au profil typique du bon reg germanique. C'est finalement contre lui que je vais passer mon premier bluff du tournoi. Profitant d'une belle image de joueur sérieux, je le 3-bet à 23 000 de SB avec A2 suite à son open à 6 500 au bouton. Il paye. Sur le flop 278, j'envoie 17 000 et je me fais payer assez rapidement. Turn K, je continue mon histoire en envoyant 35 000 au milieu. Il réfléchit toute sa vie et finit par passer sa main. J'ai bien transpiré quand il tankait, en me demandant si j'allais être capable d'envoyer le troisième barrel. C'était le plan, mais c'est aussi un truc que j'ai du mal à appréhender sur des gros tournois comme ça : la possibilté de bust sur un gros bluff qu'on aurait peut-être pu s'épargner. On ne saura jamais mais en tout cas, me voici à 200 000 jetons, toujours très bien avec plus de 60 blindes devant moi alors que les places payées approchent. 1 641 joueurs auront la chance de rentrer dans l'argent sur ce Millionaire Maker, et deux d'entre eux seront millionnaires dans quatre jours.

Level 14 : 2 000/4 000 (4000) - Stack 200 000

BulleDéplacé dans la grande salle du Horseshoe pour la période de la bulle, j'ai à peine tremblé, avec un stack conséquent pour aborder ce moment tant redouté, et surtout beaucoup de joueurs short-stack qui foldaient tout pour entrer dans les places payées. La bulle éclate alors que j'ai 180 000 jetons, une première étape déjà vraiment cool à passer et toujours un grand moment avec applaudissements, checks et sourires sur les visages de beaucoup de joueurs. C'est mon troisième ITM sur un event WSOP, après mon deep run sur le Main Event en 2016 et un petit ITM sur le Crazy Eights en 2017, et cela fait sacrément plaisir. On n'a pas souvent l'occasion de prendre part à ces beaux tournois et rentrer dans l'argent est le deuxième objectif (le premier, c'est le kiff).

Level 15 : 3 000/5 000 (5 000) - Stack 180 000

Après avoir changé de table, je vais disputer mon premier all-in à tapis couvert du tournoi. Et je ne vais même pas avoir peur... Après une relance à 10 000 UTG+1 d'un joueur avec 200k, payé par la SB, je fais 40 000 avec AK, il shove avec TT et j'appuie sur le bouton call. Je sors la caméra comme un top et je vois juste que j'ai trouvé directement un Roi sur le flop pour gagner ce premier gros flip crucial pour monter à 380 000. J'achève même le joueur la main d'après avec As-Roi contre Roi-4 pour passer à 420 000.

Malheureusement, quelques minutes plus tard, je vais être cette fois du mauvais côté de la pièce. Après un raise à 10 000 payé deux fois, je squeeze avec deux Valets. Le relanceur initial pousse ses 170 000 au milieu avec As-Roi et trouve un Roi sur la rivière. J'ai du mal à encaisser ce coup. Sur la turn, je m'imaginais déjà avec un stack de 600 000. Au lieu de ça, je chute à 250 000. Même si je suis encore large, je prends un gros coup au moral. Je ressasse cette rivière et je n'arrête pas de regarder les jetons qui se trouvent désormais chez mon adversaire. "Ce sont mes jetons", je me dis plusieurs fois dans ma tête. Puis, je me force à me remobiliser. Après tout, ce coup est passé, je préfère avoir perdu ce deuxième flip que le premier que j'ai joué, et il faut maintenant regarder vers l'avant.

Et finalement, tout se passe pour le mieux après ce flip perdu, je touche deux brelans (dont un avec 66, enfin, une main que j'ai dû setminer au moins cinq fois) et je prends un gros pot avec As-Dame contre une paire de 10 sur un board hauteur Dame, et j'atteins alors le dinner break avec 400 000.

Level 18 : 5 000/10 000 (10 000) - Stack 400 000

StackJe parviens à négocier un swap avec l'ami Jonathan Guez qui a alors le même stack que moi. Je m'estime chanceux quand je vois qu'il est monté très rapidement à 850k, dans le même temps où moi, je chutais à 250k, et pourtant, il finira par bust sur un énorme coup en fin de journée. De mon côté, c'est la soupe à la grimace, et comme sur le Day 1, je commence à ressentir la fatigue post-dinner break.

Arrive un coup à ne pas montrer dans toutes les écoles. Un joueur relance à 20 000 UTG+1, je me contente de flat avec JJ au cutoff, c'est payé par la SB et la BB. Sur le flop 874, le relanceur initial envoie 35 000 (avec 130 000 derrière). Vous vous dites sans doute que j'ai shove ou call, mais j'ai finalement décidé de fold directement, un play qui en a fait bondir plus d'un. Comme aurait dit un bon vieux livetard, "je le sentais pas". Au final, je me serai empalé contre une très grosse main, puisque la BB a payé et le relanceur initial a envoyé la boîte sur un 10 à la turn et montré deux Rois. Ce genre de coup où le fait d'être un gros nit te sauve les fesses.

Je tente ensuite un bluff contre le joueur asiatique qui avait doublé contre moi AK/JJ, mais ça ne passe pas, plus un flush-draw qui se heurte aux deux paires d'un joueur qui me fait folder mon équité, et me voilà dans la zone orange, avec aussi une main où je dois lâcher un tirage quinte par les deux bouts après un c-bet et un raise. Je me retrouve finalement avec 260k au dernier break de la journée. 

Level 20 : 10 000/15 000 (15 000) - Stack 260 000

Je serre les fesses, en attente d'un spot qui me permette de sortir de cette zone sous les vingt blindes où je suis pour la première fois. C'est la première fois en 20 niveaux où j'entrevois un avenir incertain, un reshove qui passerait pas, un shove borderline en BvB. Je trouve finalement un spot en envoyant mes 220 000 au milieu avec 99 au lojack. Je me fais snap par la BB qui a exactement le même stack que moi et AQ. À travers mon iPhone, encore une fois, j'entrevois un As sur le flop, mais un pique fait pousser des cris aux joueurs de la table. Je regarde de plus près, mon 9 de pique a trouvé une couleur sur le board et je double ainsi à 460 000.

La fin de journée sera assez pénible, avec peu de coups disputés, une défense de blindes inutile, un open light qui se fait 3-bet et je finis avec 315 000 jetons, soit 12 blindes à la reprise, mais déjà assuré de remporter 7 200 $ à 316 joueurs restants.

Day 3

Level 22 : 10 000/25 000 (25 000) - Stack 260 000

JacobsonJ'entame le Day 3 avec Jason Wheeler et Martin Jacobson. Première bonne nouvelle de la journée, on dirait bien qu'on est la deuxième table à casser et je commence au cutoff. Autant dire qu'à la vitesse où ça bust sur un tournoi avec un field pareil, on pourrait bien casser avant que je ne sois de grosse blinde. Et avec 12 blindes, c'est un paramètre important à prendre en compte. En bon vieux renard, j'essaie de tanker un peu pour que les mains durent plus longtemps. On entend des "Payouts !" partout ailleurs et la première table casse rapidement. Mon voisin de droite tanke également très longuement, beaucoup plus que moi, à tel point que le Champion du Monde 2014 le lui reproche et lui dit que ça ne cassera pas avant son tour. Le joueur insiste et tanke à chaque main, alors que moi, je me force à ne pas trop tanker pour pas me faire incendier. Finalement, la table casse juste après sa grosse blinde, ce qui veut dire que, moi, j'évite la BB. Premier good beat de la journée. On se réjouit de ce qu'on peut avec 12 blindes devant soi.

Level 23 : 15 000/30 000 (30 000) - Stack 250 000

À ma nouvelle table, je suis clairement en attente du moindre spot pour tenter de remonter mon maigre tapis. J'ai une première occasion avec As-Valet de SB, mais sur un open d'un joueur sérieux UTG. Je lâche l'affaire, persuadé que c'est un spew. La deuxième occase est celle que je regrette le plus. Open shove pour 300 000 d'un joueur asiatique au LJ, je suis au bouton avec encore As-Valet et 200 000 de stack. Je me persuade que je suis au mieux sur un flip et qu'il ne shoverait pas As-10 ou Roi-Dame. Mais vu comme il a bust quelques minutes plus tard, j'ai un peu changé d'avis.

Victor bust

La dernière main de mon tournoi se déroulera quelques minutes plus tard. Je défends T9 7bb deep sur un open d'un nouvel arrivant à table qui a open au cutoff, avec comme plan d'envoyer sur beaucoup de flops si je touche un bout de quelque chose. Sur le flop 975, je me dis que c'est précisément ce que je voulais et je décide de donk-bet shove. Je me fais payer après dix secondes par... A9. Bien mal au point pour survivre, je reprends espoir sur la turn T qui me donne une deuxième paire, mais c'est un cruel A qui frappe la feutrine sur la rivière, signifiant mon élimination en 263e place du tournoi pour 8 200 $.

TicketLa suite, vous imaginez bien, ce n'est pas une partie de plaisir. On sera heureux du résultat, de ce deep run magnifique, mais c'est le moment de la grosse frustration, on repense à cette river assassine, au spot qu'on n'a pas pris avec As-Valet. On aurait aimé aller plus loin, aller chercher un vrai bon gros one time à cinq, six, voire sept chiffres, mais rapidement, on relativise au contact des autres, les couvreurs qui vous ont soutenu pendant ces trois jours et récoltent vos impressions quand vous n'avez qu'une envie, disparaître. Ce qu'on a envie de retenir, c'est que bust, ça fait mal quoiqu'il arrive, même si on a vécu de grands moments à la table.

Ce n'est clairement pas une perf XXL, mais une grande expérience à vivre où j'ai reçu vraiment beaucoup de soutien de la communauté et je ne remercierai jamais assez mon stakeur pour m'avoir donné cette belle opportunité de jouer ce tournoi. Vous comprendrez peut-être un peu mieux pourquoi dans quelques mois, mais je préfère préserver le suspense.

On n'a peu d'occasions de vivre ce que vivent ces joueurs qu'on suit toute l'année, et ça apprend beaucoup aussi pour relater leurs deep runs. Parce que jouer 23 heures et faire 263e sur 10 939 pour... 5,5 buy-ins, il faut parvenir à retourner au combat le lendemain. Pour moi, il ne s'agit pas d'un combat, mais d'accepter de retourner à ma place, une place que j'aime depuis des années, à raconter VOS histoires.

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