Winamax

Ceci n'est pas un article, c'est un hommage

- 18 juin 2024 - Par Flegmatic

Où, à l'occasion de son tournoi live annuel, un couvreur est poussé à redéfinir sa place

Joueur

À force de couvrir des tournois de poker, on oublie ce que c'est que d'en jouer un. Un vrai. Avec une structure décente qui s'étale sur toute une journée – ainsi qu'une bonne partie de la nuit. La formule n'est pas uniquement stylistique. Pour nous autres "couvreurs", un tournoi répond à une logique structurelle consistant en une succession de moments clés. Pour ce qui est des tournois estampillés Winamax (WiPT, SISMIX, WPO), les Day 1 nous servent avant toute chose à prendre le pouls de la salle, vous présenter le field dans toute sa disparité (professionnels, amateurs, qualifiés, réguliers, rookies...), à travers une succession de portraits. Une fois la bulle passée, on s'intéresse à ceux qui montent des jetons, jusqu'à une succession d'éliminations nous amenant à la table finale. Portraits, dernière ligne droite, gros sous, célébration du vainqueur, rideau. On finit le plus souvent sur les rotules, mais on sait plus ou moins à l'avance de quoi nos journées seront faites.

Ici, aux WSOP, avec parfois jusqu'à une dizaine de tournois en simultané, dont une poignée de finales et leur lot de noms ronflants, voire, de temps en temps, un Français ou deux, il n'est pas rare que les Day 1 passent à la trappe. "On s'y intéressera... quand ce sera intéressant." En clair, avant de prendre la voiture direction le Horseshoe, la première des tâches consiste à trier le bon grain de l'ivraie, tout en restant attentif à d'éventuelles surprises. Bref, le couvreur dispose de ce petit pouvoir du genre qui fait toute la différence, celui de faire ses propres choix.

Joueur

Le joueur, lui, n'a pas cette chance. En dehors d'un cercle restreint de ballas qui peuvent se permettre de se pointer à une heure de la fin des enregistrements tardifs, quand ce n'est pas carrément en début de Day 2 – lorsque la structure le permet – la majorité silencieuse, elle, attaque aux aurores. 10 heures, pour le Monster Stack qui bat actuellement son plein, ou 11 heures, dans le cas, au hasard, du Sunday Special 200 $ avec add-on du Orleans, c'est tôt pour un joueur de poker. Surtout quand il a débarqué dans le désert du Nevada 36 heures plus tôt et doit encore se battre contre un violent jetlag.

Mais le plus dur, ce n'est pas le début, c'est la suite. Quand le dinner break pointe le bout de son nez, mais que le bureau des inscriptions vient tout juste de fermer. Et lorsque, douze heures après le coup d'envoi, les places payées arrivent enfin, on sait que le chemin reste encore long. Les paupières, pendant ce temps, se font plus lourdes que jamais. La concentration vacille. La moindre faute d'inattention peut coûter cher. Et si je relançais cette merguez en bataille de blindes ? Quoi, un short stack avait fait tapis en début de parole ? Comment est-ce que j'ai fait pour rater ça... Alors tenir, avec les moyens du bord. Heureusement, les tables fullring favorisent la patience. Vous imaginez des journées aussi longues en 6-max sur un tournoi de 2 700 entrants ? Ah oui, on appelle ça un SISMIX.

2 heures du matin, c'est le moment du redraw à trois tables restantes. Malgré deux livraisons et le scalp de quelques short stacks, une grosse heure de card dead alors la moyenne tourne autour des vingt blindes, ça finit forcément par se payer. Le deuxième flip à tapis couvert de la journée sera le dernier. Tout aurait pu s'arrêter dès 14 heures. Dans pareil cas, d'aucuns seraient sans doute repartis au combat tête baissée, dans ce casino ou un autre. Pour moi, je le sais, cela aurait insurmontable. J'aurais eu besoin d'une séance ciné dans les sièges moelleux du Brenden Theatres du Palms ou une session d'achats compulsifs de vinyles chez Zia Records pour faire passer la pilule. À la place, c'est une 22ᵉ place sur 739 inscriptions, pour environ cinq buy-ins, soit un taux horaire loin d'être avantageux. Dommage, il y avait plus de 32 000 $ à la gagne. Mais cela semblait loin, tellement loin. Déjà, il avait fallu de la réussite pour en arriver là. Ce dernier lancer de pièce, c'était probablement celui des demis. Mais combien d'autres pour aller au bout ?

À tête reposée, la fatigue fut sans doute le meilleur des compagnons, agissant comme un inhibiteur d'émotions. C'est elle qui permet de ne pas s'enflammer lorsque l'on passe en deux coups de short stack à chipleader de sa table. Elle aussi qui limite l'impact de ce bad beat encaissé sur un call adverse franchement pas terrible – As-7 off après un open et un 3-bet en début de parole, vraiment ? Elle n'a pas suffi, toutefois, à calmer cette peur de faire partie de ceux ayant joué des heures pour disparaître aux portes de l'argent, sans rien. Sans doute à cause d'elle, et à ma plus grande surprise, l'élimination s'est même accompagnée d'une forme de... soulagement ? Quinze heures dans une même enceinte surclimatisée, de laquelle on ne s'échappe que quelques minutes, pour respirer à la place un air saturé de chaleur : je n'étais pas préparé à ça. Alors à l'idée de répéter l'opération samedi à l'occasion de mon prochain jour de repos, mon corps et ma tête tout entiers ont répondu : "non". Physiquement, mentalement, ce jeu a cette capacité unique et trop souvent insoupçonnée de vous user. Ce, alors que je n'ai pas eu plus de deux ou trois spots délicats à négocier de tout mon tournoi.

Salle Horseshoe

Ce premier article de mon été vegassien ne consiste pas (que) en un long brag à peine déguisé. Il est là pour appuyer le fait que, contrairement à ce que me réserve habituellement mon statut d'observateur distant, le temps d'une journée, je n'ai pas eu le choix. En oubliant ce à quoi je me confrontais, je me suis lancé sans m'en rendre compte sur une autoroute dont la sortie ne s'est présentée que très tard. Une micro-décision après l'autre, j'ai franchi les étapes, faisant de mon mieux pour esquiver les guerres d'égos et tempérer cette condescendance toute européenne à l'égard de la passivité des joueurs locaux. Le plaisir et l'excitation furent au rendez-vous, mais ne me demandez pas de remettre une pièce dans la machine le lendemain.

Alors à tous ceux qui y parviennent, qui réussissent à encaisser, tomber, se relever, célébrer, s'effondrer, quel que soit le lieu, quelles que soient les conditions ; à ceux qui ne se posent même pas la question aussitôt descendus de l'avion ; à ceux qui prennent place dans la file des late regs après avoir collecté leur premier min cash en deux semaines ; top regs comme anonymes, je vous tire mon chapeau. Qui vaut ce qu'il vaut. Comme quoi, il faut parfois changer de place pour savoir apprécier la sienne et mieux comprendre celle des autres. Que cet hommage serve à marquer nos différences, pour mieux nous rapprocher.

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