Ce n'est pas une fable de La Fontaine. Juste l'histoire d'un amateur, qui vit l'un des moments les plus forts de sa vie à la bulle du Main Event WSOP
Level 16 : Blindes 4 000 / 8 000 BB ante 8 000
Main Event 10 000 $ (Day 4 - Bulle)
Rien de tel qu’une belle boule au ventre pour débuter la journée. Au moment de revenir au Horseshoe, les 1 524 survivants du Main Event savaient le programme qui allait ouvrir ce Day 4. Un instant si particulier, si intense, si fou, qui ne se produit qu’une fois par an : la bulle du plus gros tournoi du monde.
Tout le monde ne la vit pas avec la même tension. Les gros tapis salivent d’avance à l’idée d’écraser les shortstacks en ouvrant des mains quelconques. "J’ai open 9-2 UTG première main" sourit Jean Lhuillier, l’un des chipleaders du clan français revenu aujourd’hui avec un tapis monstrueux de près de 200 blindes.
Pour les shortstacks, ce n’est pas le moment de rire. Qualifié hier soir au bout d’une journée où il a vu son stack fondre presque intégralement, Jérome Bacouel repart aujourd’hui avec un stack de 30 000 jetons… Quatre blindes. Et pour ne rien arranger, le qualifié Red Cactus démarre au siège 2, grosse blinde et s’apprête à perdre la moitié de son tapis d’entrée, la faute à la BB ante du même montant de 8 000.
"On a révisé la stratégie avec Nicolas (le fondateur de Red Cactus). Le but, c’est de tanker, et de tout folder. On espère juste ne pas trouver deux As en grosse blinde" déclare le joueur, à la fois si proche et si loin de réaliser un rêve magnifique.
L'ex-gérant de bar, qui hébergeait jadis des parties Red Cactus, s'était offert pour ses 50 ans le cadeau d'une vie : l'expérience d'un Main Event WSOP. Après trois jours d'aventures, de swings et d'émotions, le voilà aux portes de l'ITM, démunis de jetons. Mais Jérôme reste confiant dans la possibilité de faire l'argent sans jouer une seule main. Une stratégie risquée : 1 524 joueurs en course, 1 517 payés, il faut tout de même que sept joueurs tombent avant lui. Ça va se jouer au busto près.
"Le premier conseil technique qu’on lui a donné, c’est “Sois pote avec tes voisins de table, surtout le chipleader canadien qui est juste à côté. S’il peut éviter de nous "bully", voire ne pas nous relancer dans les blindes, ça peut aider" confie Nicolas, qui attend ce moment depuis bien longtemps. Ça fait onze Main Events qu’on vient à Vegas. Et on n'a jamais fait ITM" rappelle le co-fondateur de Red Cactus, qui permet chaque année à des amateurs de jouer gratuitement le plus grand tournoi du monde.
Cette année, l’équipe est venue en nombre. Les fondateurs, les qualifiés les ambassadeurs, les copains… Tout le monde est aux premières loge, collés à la barrière et caméra en main, pour pousser leur héros et potentiellement immortaliser son exploit.
"Shuffle-up & Deal", la partie commence. Première main, une relance au CO, call SB et la parole est sur Jérôme. Il regarde lentement ses cartes, se frotte la barbiche, fait mine de réfléchir, regarde son clan sans savoir quoi faire… Deux, trois minutes de gagnées et comme prévu, le “Time” est demandé. Le floor arrive en table, 30 secondes de plus et la main finit dans le muck. "Il faut bien faire un peu le show" glisse Bacouel, parfaitement à l’aise dans son rôle de comédien. Seul problème, le nombre de joueurs ne descend pas, ou trop doucement.Jérôme répètera son numéro à chaque main, grattant de précieuses minutes, mais dans la salle, des centaines de joueurs font comme lui. Les mains s’enchainent, il reste encore six, cinq, quatre joueurs à sortir… Et le bouton revient dangereusement vers Jérome. Les supporters Red Cactus se mordent les lèvres, gesticulent, se concertent… La stratégie de l’autruche ne fonctionnera pas. Jérome l’a bien compris et alors qu’il lui reste deux mains avant d’être tapis "blinde", le qualifié Red Cactus prend ses responsabilités : “All-in” !
Est-il bien sérieux ? Sait-il qu’il risque là de voir son rêve s’écrouler à quelques minutes du Graal. Mais Jérôme n’a pas d’autre choix. Malgré tous les copains de table qu’il s’est fait, la grosse blinde ne peut lui accorder un “walk” pour si peu de jetons et paie logiquement avec son 44. Jérôme retourne AK, l’histoire de Jérôme se décidera sur un flip. Le 50-50 le plus important de sa vie.
Le joueur se lève pour observer ce flop décisif… KKJ. "YEEEAHHHH !" hurle le kop qui manque de faire tomber les barrières. Attention, il faut tout de même éviter un 4. Turn 9, river 5, Ça y est ! Jérôme double-up et revient à 5 blindes. Un tapis a priori suffisant pour valider l'ITM. Tout le public hurle, même les joueurs en table applaudissent pour féliciter Jérôme, qui reçoit une tape dans le dos de son voisin chipleader.
"Il m’a touché au cœur avec son histoire. Les Red Cactus, le cadeau qu’il s’est offert pour ces 50 ans, C’est fou, confie ce Canadien répondant au nom d'Oren Haziza, qui ne connaissait pas Jérôme une heure plus tôt. Si ça avait foldé jusqu’à moi en SB, je jure que j’aurais foldé. Je m’en fous de 4 000 jetons, je veux voir ce mec dans l’argent !".
Bacouel se lève pour rejoindre son clan. Le parcours de ces trois jours défile dans sa tête. Toutes ces aventures, toutes les émotions qu’il a vécues. Il reste encore trois joueurs à éliminer. Sauf cataclysme, le cactus ne fera pas péter la bulle de ses épines.
"Tu te rends compte ? En plus, je m’étais levé sur le coup précédent, la croupière avait foldé ma main. Je suis revenu pile pour ce As-Roi. C’était le destin, affirme le joueur, les yeux qui brillent. Je crois beaucoup à ces choses-là. Au destin, aux opportunités. J’ai eu cet accident de moto quand j’avais 20 ans. Ça m’a coupé les ailes. J’ai le bras paralysé depuis. Vivre un succès comme ça, c’est un peu une revanche sur la vie. Je pense à mes parents, mes piliers. Ce sont eux qui m’ont donné cet état d’esprit, ces valeurs. Je pars du principe que le positif attire le positif. On vit la vie à chaque instant et là, je la savoure. C’est un kiff énorme".
La scène du double-up et les paroles de Jérôme font briller les yeux de tout le monde. Sur les bords du rail, les copains sont en direct sur Facebook Live, avec les potes d’Abbeville, avec la communauté Red Cactus, avec les proches. Mille émotions jaillissent autour de la table. Beaucoup de bonheur, bien sûr, et un peu de fierté quand même.
"On a été patient, sourient Nicolas et Céline, qui portent le projet depuis plus de douze ans. On a vécu plein de beaux moments avec nos qualifiés. Il y en a un qui avait été proche de l’ITM il y a trois ans, un autre qui avait éliminé Phil Hellmuth… Mais une bulle comme ça, jamais. En plus, Jérôme est un mec super, un ancien patron de bar qui accueillait nos parties. Il est vraiment représentatif de l’esprit Red Cactus".
Dans la foulée, Nicolas franchit la barrière du rail, file un billet de 20 dollars à son héros et appelle une masseuse. Après toutes ces émotions, Jérôme mérite bien un petit massage. 'Limper-60', l’autre qualifié et champion de la finale annuelle Red Cactus, qui n'a malheureusement tenu que trois heures sur ce Main Event, y va aussi de son billet. Au summum de la crispation il y a quelques minutes, Jérôme Bacouel respire et profite désormais d'un doux massage, en pensant à l’ITM imminent.
Il arrivera un gros quart d’heure plus tard, le temps que la chorégraphie de la bulle se termine et que le Main Event trouve son bubble-boy. Les dizaines de photographes qui portent leurs appareils à bout de bras, les caméras de PokerGO qui découpent les allées, mené par l’intransigeant Charlie Ceresi qui perce la foule en hurlant « COMING THROUGH! GET OUT OF THE WAY! » pour atteindre la table du prochain “all-in & call”.
Un premier bad beat avec deux Rois battus par As-Roi. Et d'un ! Lucas Reeves pris dans un setup deux Rois contre deux As chez Marcelo Tadeu. Et de deux ! Et voilà six “all-in & call” annoncés sur la nouvelle ronde de “main-par-main”. Deux nouveaux joueurs finiront par sauter, dont le bubble-boy officiel Christian Stratemeyer : son As-Roi sera craqué par un joli 83 qui fera brelan au flop. Ça y est, les 1 516 joueurs restants sont dans l’argent.
"J’ai réussi à être payé aux Championnats du Monde de poker, pose Jérôme, qui essaie de réaliser. Quand je vais revoir mes enfants pour leur raconter ça, toutes les aventures par lesquels je suis passé. Ils risquent de me dire “Papa, pourquoi tu pleures”. Et mes parents qui m’envoyaient encore des messages ce matin. Ils ne jouent même pas au poker, mais ce sont eux qui m’ont mis aux cartes, quand on jouait à la belote et à la manille chez ma grand-mère. C’est évidemment grâce à eux", déclare le joueur, en sortant son portable qui ne cesse de sonner.Fin de la séquence émotion, ce Main Event n’est pas terminé. Les 12 000 jetons qu’il reste à Bacouel vont pouvoir être envoyés avec plaisir. "Première main que je vois, j’envoie" promet Jérôme, qui s’exécute à peine cinq mains plus tard, lorsque la grosse blinde revient sur lui, sans regarder ses cartes. Showdown… Il a deux Rois, nouveau double-up ! Le cactus n’a pas fini de pousser. - Fausto