Alexandre Réard décroche son deuxième bracelet WSOP. Son premier gain à sept chiffres est remporté sur l'un des tournois les plus difficiles de l'été. Après la consécration en 2021 vient le temps de la confirmation pour l'un des tauliers du poker français, impressionnant de maîtrise et de sérénité tout au long des quatre derniers jours.
Event #90 : NLHE 6-max Championship 10 000 $
Champions du monde !
CHAMPIONS,
CHAMPIONS,
CHAMPIONS, DU MONDE ! »
Il est 14h32 à Las Vegas en ce lundi 17 juillet, et sur le plateau télévisé du plus gros tournoi de poker du monde, les deux derniers joueurs en course font la grimace. Leurs factions de supporters aussi.
À quelques mètres des spotlights braqués sur Daniel Weinman et Steven Jones, un autre tournoi des WSOP vient de s'achever. Et pas dans la discrétion. Les clameurs qui s'élèvent de cette table secondaire menacent carrément de voler la vedette aux ultimes prétendants à la couronne suprême du poker. Pire encore : ces chants et célébrations sont hurlés en français. Définitivement pas la langue la plus populaire au pays de l'Oncle Sam.
C'en est trop pour les familles et amis de Weinman et Jones, qui tentent une contre-offensive depuis les gradins. « USA ! USA ! USA ! » Effectivement : le Main Event va s'achever par la première victoire américaine depuis 2018. Mais les Français encore présents à Las Vegas pour les ultimes tournois des WSOP 2023 n'en ont cure. Ils sont là pour célébrer le nouveau triomphe d'un de leurs meilleurs représentants. Alexandre Réard vient de remporter son second bracelet de Champion du Monde. Sur l'un des tournois les plus difficiles au programme, qui plus est. Ce n'est pas le Main Event, quand bien même il a rassemblé plus de 10 000 joueurs, qui va gâcher leur quart d'heure de gloire bleu-blanc-rouge.
Florian Ribouchon, Jonathan Therme, Erwann Pecheux, Julien Sitbon, Arnaud Enselme, Romain Lewis, Ivan Deyra, Rosalie Petit, Davidi Kitai... Parmi ceux qui célèbrent leur héros du jour, on trouve de tout : ceux qui ont déjà vécu ce moment unique, ceux qui sont passés à deux doigts de le vivre, et ceux qui se disent « la prochaine fois, c'est sûr, ça sera moi. »
Légère et bon enfant, la joie débridée du clan tricolore prend cependant l'air d'un cheveu dans la soupe solennelle qu'on nous sert toujours à la fin du Main Event. Les « Sssssssh » commencent à monter depuis les gradins et du côté des arbitres. L'un des hommes en costard, le toujours autoritaire Charlie Ceresi, doit prendre les choses en main. « OK, vous allez l'avoir, votre photo souvenir. Mais on va faire ça vite, et dans le calme. » La troupe de supporters est invitée à faire le tour de la barrière afin de rejoindre Réard à table. La scène est absurde : on leur demande de laisser éclater leur joie pour les objectifs... mais avec le bouton "Mute" enclenché. Les cris s'élèvent tout de même, impossibles à réprimer. Les appareils photos mitraillent. Puis Ceresi disperse la foule. Le Main Event doit retrouver son cours normal.
Hier soir, lorsqu'une trêve provisoire a été déclarée sur l'Event #90, le fameux 6-max à 10 000 $ l'entrée, il ne restait plus que quatre joueurs sur les 550 inscrits. Alexandre Réard était de très loin le favori, avec plus de 50 % des jetons devant lui. De retour au Horseshoe à 13 heures, le Parisien était à l'heure pour son speed date avec l'histoire. En 90 minutes, le plat de résistance était consommé, le dessert commandé, l'addition réglée. Le second bracelet était à lui, accompagné d'un beau million de dollars. Le premier gain à sept chiffres de sa carrière.
Réard a reçu un coup de main du hasard pour se débarrasser de Justin Liberto en quatrième place : un As-10 qui s'améliore sur le turn contre deux 10 et réduit au silence un joueur dont il se méfiait beaucoup. Derrière, c'est Stephen Chidwick qui s'est chargé d'AJ Kelsall, avec un As-5 tenant bon contre Valet-10, puis une paire de 8 restant en tête contre As-4.
Le heads-up final ne fut qu'une formalité expédiée en trente minutes : même pour le n°4 de la All Time Money List (49 millions de dollars de gains de carrière), la marche était décidément trop haute face à un Réard en maîtrise de bout en bout. Lorsque Chidwick s'est mis à tapis avec 83 sur un turn 8526, l'un des meilleurs joueurs de l'histoire ne pouvait espérer qu'un split contre la quinte 43 du Français. Un miracle qui ne viendra pas, le 2 sur la rivière venant entériner la domination sans partage de la force tranquille du poker français.
« J'ai eu une pensée pour Romain [Lewis] », rigole Réard tandis que les photographes installent leurs trépieds et flashs. « À ses débuts en live, il s'était retrouvé en heads-up contre Chidwick sur un side-event de l'EPT Prague, il avait terminé deuxième. » Mais lorsque le même Romain s'est de nouveau retrouvé en finale face à l'Anglais six ans plus tard, sur l'un des derniers tournois des WSOP 2021, c'est lui qui a eu le dernier mot. Aujourd'hui, c'est au tour de Réard de confirmer la tendance : lorsqu'un Français est en finale, Chidwick n'est désormais plus favori pour la victoire...
Les WSOP 2021, reparlons-en : c'est sur cette édition qu'Alexandre Réard avait remporté son premier bracelet. « Tout sauf un hasard », titrait-on à l'époque après sa victoire sur un 5K 8-max. Son second titre WSOP, il est allé le chercher sur un tournoi deux fois plus cher, et très certainement deux fois plus relevé (au moins). Le « 10K 6-max » des WSOP : un tournoi culte, à l'aura presque mythique. Un peu le Main Event de la génération online.
Laquelle de ces deux victoires est la plus forte ? Le champion a forcément du mal à choisir. « La première est à part... parce que c'est la première. Aujourd'hui, c'est encore plus beau, clairement, pour plein de raisons : le prize-pool, le format 6-max, le joueur en face à la fin... Et puis, c'est le deuxième, quoi ! En termes de saveur, le premier est meilleur, il y a ma femme qui était à mes côtés, la cérémonie de remise du bracelet était très touchante. En termes de consécration, en revanche, celui-ci est le plus fort. »
Ce fameux 6-max à 10K, Réard le joue chaque année depuis qu'il a atteint le niveau et la bankroll nécessaires pour affronter les meilleurs joueurs de No-Limit Hold'em du monde. « Je ne l'ai raté qu'une fois, en tout j'ai dû le jouer cinq fois. » L'an passé, il avait déjà deep-run, atteignant la dernière journée de l'épreuve. Un mauvais souvenir pour beaucoup de monde à Las Vegas. « Il y a eu ce faux attentat terroriste... » Une fausse alerte, mais une panique véritable, avec des blessés et des traumatismes. « J'étais revenu au Day 3 avec le poignet cassé, le bras cassé, pas soigné... Je n'étais pas dans de bonnes conditions, je n'avais même plus envie de jouer ! Alors cette année, quand je suis arrivé au Day 3, je ne voulais pas louper ma chance. J'étais dans de bonnes conditions, en pleine possession de mes moyens. »
« Quand j'arrive sur un tournoi comme ça aujourd'hui, je sais que je fais partie des meilleurs »
Des paroles qui sonneront vrai pour tous ceux présents derrière le rail pour observer les deux dernières journées de l'édition 2023. Ils y auront vu un Réard impressionnant de maîtrise, prenant les commandes de la partie très tôt durant le Day 3, et restant solide sur ses appuis durant les rares moments où son tapis a chuté. Pour arriver à se sentir aussi à l'aise à la fin d'une compétition si relevée, il faut disposer d'un peu d'expérience. « Je me sens très serein pendant les deep-runs, maintenant. Avant, il y avait toujours un peu de stress, j'avais moins d'expérience, j'étais moins bon. Forcément, ça joue. Aujourd'hui, quand j'arrive sur un tournoi comme ça, je sais que je fais partie des meilleurs, je n'ai pas de doute là-dessus. J'ai confiance en moi, et dans mon jeu. Je sais qu'il faut de la réussite, et j'en ai eu. Quand tous les ingrédients sont réunis, j'essaie de saisir l'opportunité. Et je pense que j'arrive à la saisir plus souvent que jamais. »
Selon Alexandre Réard, derrière chaque « railbird » applaudissant la victoire d'un compatriote, il y a un futur Champion du Monde en puissance. « Cela crée de l'émulation. C'est génial de voir que ta victoire rend les autres heureux. Cela motive tout le monde. Consciemment ou non, quand on assiste à une victoire, on va se dire 'Moi aussi, j'aimerais être là'. Et ce n'est pas un sentiment négatif du tout, au contraire. Cela motive à bosser, à aller de l'avant. C'est sain, cela pousse à se surpasser. »
Revenons quelques années en arrière et mettons Alexandre Réard dans la position du railbird sans vrai palmarès. Quel fut son déclic à lui ? « Il y a très longtemps, ça devait être en 2012 ou 2013. Aurélie [son épouse, elle aussi pro, NDLR] avait gagné un tournoi Ladies qui l'avait qualifiée pour les WSOP Europe. On était invités au Majestic à Cannes, pour nous c'était déjà un truc de fous. Moi je jouais au poker, j'allais à l'Aviation Club de France. Ça se passait correctement mais je n'avais absolument pas la bankroll pour jouer les WSOP Europe, pas même les side-events. Et je me retrouve là, à la pause d'un des tournois, je vois débarquer tous les pros français de l'époque, les Américains aussi... En les regardant, je me suis dit 'Un jour, je jouerai ces tournois-là.' Dix ans après, je mesure le chemin parcouru. Et ça fait très plaisir, c'est sûr. »
Dans le clan des meilleurs joueurs français, chacun a sa personnalité. Il n'est pas dur d'attribuer un rôle à Alexandre Réard. Lui, c'est la force tranquille. Un mec qui reste serein quelles que soient les circonstances. Constant dans ses perfs comme dans son attitude. Il déroule. On l'a encore vu aujourd'hui. Cette vision des choses, l'intéressé ne la nie pas. « Ce serait de la fausse modestie de dire le contraire. Ça s'est bien passé sur ce tournoi, j'ai eu beaucoup de jeu, j'accueille ça sereinement. Les erreurs aussi d'ailleurs : j'en fais, et c'est pas grave, c'est comme ça qu'on apprend. » Et lorsqu'il repère un souci, Réard agit. « L'un de mes points faibles, ça va souvent être la fatigue. Et là justement, sur ces WSOP, je l'ai gérée. Je ne me suis pas pressé, j'ai retiré plusieurs tournois de mon programme, des épreuves qui m'intéressaient moins. »
On avait d'ailleurs commencé notre reportage début juin avec le récit d'un gros deep-run : une troisième place sur un 2 500 $, bonne pour 192 000 $ de gains. Qu'est-ce qu'il s'est passé, durant cet entre-deux de cinq semaines ? « J'ai moins joué, justement ! J'ai sélectionné. Il faut apprendre à se connaître, écouter son expérience. Par rapport à des joueurs de 25 ans, je vais peut-être avoir moins d'énergie pour enchaîner plein de tournois d'affilée. Je sais que mon niveau va s'en ressentir. Donc, voilà : tu fais des choix, tu prends des décisions. »
Moins de tournois au programme, certes, mais avec un objectif qui restait très clair : aller chercher un deuxième bracelet. « En début de séjour, je me suis senti très bien, très pro, pendant 15 jours. J'étais avec Anthony Kazgandjian, un très bon joueur de cash-game, très rigoureux. On était dans une très bonne atmosphère. Puis je suis arrivé dans une villa, j'ai retrouvé des potes. Et là, le séjour est devenu un peu plus léger. Attention, je n'ai pas abusé, ce n'est pas mon genre. Mais on se laisse vite prendre au jeu : c'est Vegas, on est entre copains, on s'amuse, on kiffe le moment. Là, c'est devenu plus difficile. D'ailleurs, après ma finale vous m'aviez demandé si je considérais ce Vegas comme déjà réussi. J'avais répondu 'Ça va dépendre de la suite', car si derrière je ne fais pas d'ITM pendant un mois, c'est trop long, ce n'est pas à la hauteur de mes attentes. Bon, aujourd'hui, je peux te répondre clairement : oui, il est réussi ce Vegas [rires] ! »
Un bracelet, deux bracelets... combien en veut-il ? « Les bracelets, c'est un vrai objectif depuis un an, quand j'ai appris que le record en No-Limit Hold'em, c'était cinq. À vérifier... Si c'est vraiment le cas, alors c'est ça mon objectif, battre ce record. » On n'en voudra pas à Réard de ne pas tenir compte de l'extraterrestre Phil Hellmuth, dont 10 des 17 bracelets ont été remportés en NLHE... « Après, j'ai d'autres objectifs perso. La 'Triple Crown' en est un. Je joue déjà tous les EPT, maintenant il va falloir jouer un peu plus de tournois World Poker Tour. On n'en gagne pas si on n'en joue pas ! »
Côté pognon, ça commence à rigoler franchement. Réard crève officiellement les 5 millions de dollars de gains de carrière en live, avec un gros million remporté d'un seul coup. « La première perf' à sept chiffres, ce n'était pas un objectif. Mais j'y avais pensé à Rozvadov, quand je fais la grosse TF [celle du Main Event, l'an passé, NDLR]. Il y avait 1,4 ou 1,5 million à gagner, mais je finis huitième, je tombe sur un setup. Je n'ai pas pu réellement défendre mes chances, mais ce n'est pas grave, il faut l'accepter. C'est pareil quand ça se passe bien, d'ailleurs : il faut l'accepter aussi, en profiter. »
Avec cette victoire, Réard remporte au passage un pari lancé en début de WSOP, qui réunissait tous les Français déjà détenteurs d'un bracelet en No-Limit Hold'em. « C'est Jonathan Pastore qui a eu l'idée, ça lui tenait à cœur. » Qui allait être le premier à en gagner un deuxième ? « Ceux qui avaient gagné un bracelet online pouvaient participer, mais il fallait que le second se produise en live. C'est drôle, car j'ai failli mettre fin au pari direct, dès le début des WSOP. Derrière, on a cru que personne n'allait le gagner. Et j'y arrive tout à la fin... » Tous les participants ont misé 2 000 €. La moitié du prize-pool sera reversé à une œuvre de charité, déjà choisie par son épouse.
Dès demain, Alexandre Réard sera dans l'avion pour retrouver l'Europe, la famille, les amis. « Je ne change pas ce qui était prévu, c'est à dire des vacances en France. Après ça, il y aura l'EPT Barcelone, la machine repartira jusqu'à la fin de l'année, j'ai un gros programme. Mais en attendant, j'ai un bon gros mois sans toucher de cartes. Je vais retrouver Aurélie, ça fait quand même un mois que je ne l'ai pas vue. Et puis mes parents, la famille... »
Aujourd'hui, les WSOP ont surpris tout le monde en annonçant un gros festival d'hiver aux Bahamas : 15 bracelets et des dizaines de millions de dollars garantis à Atlantis (l'ancienne maison de la PCA) au début du mois de décembre. Un « WSOP Paradise » qui entre en concurrence frontale avec l'EPT Prague, mais aussi le World Poker Tour au Wynn. Comment choisir ? « J'adore Prague, j'adore l'EPT, j'y vais tous les ans. Mais l'an dernier, quand j'ai vu les chiffres du Wynn, j'ai fait mon choix. J'ai envie d'un titre WPT. Je serai donc à Vegas en décembre. » Une collection de bracelets à agrandir, des titres inédits à chercher sur les autres festivals majeurs de la planète : c'est annoncé, Alexandre Réard ne va guère se reposer au cours des mois à venir.