L'amour du produit
Il est 7h30 ce matin-là quand Bruno remonte la Linq Promenade, une rue où l'air est artificiellement rafraichi pour permettre aux touristes d’envahir les terrasses malgré la canicule estivale. Arrivé dans son Favorite Bistro, le chef commence sa journée par une revue d'effectifs. « Je m'assure que tout le monde est bien là puis ensuite on attaque. » Une dizaine de commis s'activent déjà en cuisine et Bruno n'est pas le dernier à mettre la main à la patte, s'occupant de tailler des courgettes en vue d'une ratatouille. « C'est une cuisine de brasserie simple mais efficace et bonne » résume celui qui a durant de longues années travaillé sur des plats gastronomiques beaucoup plus élaborés.
Sa passion pour la cuisine, elle vient d'abord de son amour pour les produits. « Petit, j'allais rendre visite à mes grands-parents en Corse. Je cuisinais avec ma grand-mère et je faisais le jardin avec mon grand-père. On plantait des haricots, des tomates... Il a toujours eu l'amour de la terre. » Bruno est déjà passionné mais ses parents souhaitent le voir suivre un cursus scolaire standard. Ce sera un bac général décroché en 1994, suivi d'une fac de droit où Bruno est plus assidu aux soirées étudiantes qu'aux cours de droit pénal. « J'en garde tout de même la méthodologie et une manière de penser » tempère-t-il. Il tente une seconde expérience sur une licence de géographie. « À ce moment-là, je voulais devenir prof mais je me suis rapidement rendu compte que ce n'était pas fait pour moi... J'ai arrêté les frais. »À 23 ans, Bruno rejoint sur le tard un CFA (Centre de formation d'apprentissage) et fait ses premières armes dans la cuisine du chef Jean-Pierre Moggia au restaurant Au bon coin, situé dans sa ville natale de Marseille. « C'était une expérience très enrichissante, on changeait de menu en permanence. » Bruno interrompt son récit. « Georges, tu as un papier ou quelque chose pour caler la table qui est là ? Elle est bancale, c'est insupportable. » Un détail rapidement réglé.
S'il est méticuleux et rigoureux, celui qui était alors commis est également capable de coups de folie. En 2000, il part à Londres passer un weekend chez des amis et tombe amoureux de la ville. Il décide alors de tout plaquer et d'aller s'installer dans la capitale anglaise. « J'ai pris deux valises et j'ai emménagé chez mes potes qui vivaient à Chelsea » détaille-t-il, « je dormais par terre mais c'était incroyable, des années mémorables ! » En à peine deux jours, Bruno trouve un poste au restaurant français Le Suquet. « On travaillait les fruits de mer, on avait de supers produits et une belle clientèle, c'était un bel établissement. » Bruno est encore un jeune fêtard. Ses payes hebdomadaires ne font pas long feu. « À ce moment-là, je n'avais pas vraiment d'objectifs à long terme mais je sentais qu'il y avait moyen de faire quelque chose si je tapais à la bonne porte. »Bruno grimpe les escaliers en rythme pour retrouver son bureau du Favorite Bistro. « Avec Seb, on gère cette affaire comme si c'était la nôtre » se satisfait-il en ouvrant son ordinateur pour voir le détail des commandes. « Mon rôle, c'est surtout de superviser désormais. Je m'assure que les flux que j'ai mis en place sont bien respectés. Dans l'idée, avant mon arrivée, quand ils faisaient 100 couverts en cuisine, ils avaient l'impression d'en faire 1000. Désormais, quand on en fait 1000, on a l'impression d'en faire 100. Il n'y a pas de secret, il faut être consistant et rigoureux sur tout. »
En cuisine chez Ducasse
C'est en 2002 que la vie professionnelle de Bruno bascule. « J'ai été contacté par les équipes de Monsieur Alain Ducasse pour travailler au Spoon, un restaurant londonien de son groupe dirigé par le chef Laurent André. » Il y entre en tant que commis et découvre un nouvel univers. « C'était vraiment le top niveau. Ce que j'ai adoré, c'est la rigueur et le fait qu'on était une équipe vraiment soudée. On bossait comme des chiens mais on savait qu'on pouvait compter les uns sur les autres en permanence. Tu te sens tout petit dans une cuisine comme ça... Et qu'est-ce que t'apprends ! » Robert De Niro, Kylie Minogue, Madonna, Pharrell Williams... Bruno cuisine pour le who's who du show-biz mondial. « Pour un minot de Marseille comme moi, c'était dingue ! » se souvient-il. Bruno gravit les échelons et devient numéro 2 de la cuisine.
L'ouverture se fait devant les meilleurs chefs de la ville, parmi lesquels un certain Gordon Ramsey. C'est un succès. Bruno travaille d'arrache-pied et au bout de trois ans, la récompense est là : le restaurant obtient trois étoiles. « On était tellement heureux » se souvient Bruno, « on a débouché le champagne mais je me souviens de la réflexion de Monsieur Ducasse qui nous avait tous refroidi : ''si vous pensez que vous êtes arrivés quelque part avec cette troisième étoile, vous vous trompez''. Et il avait raison. Ducasse, c'est mon école, c'est celle de la remise en question permanente. C'était une vraie leçon. » Bruno traverse la cuisine du Favorite Bistro pour retrouver la chambre froide. À l'intérieur, un rangement militaire couplé à un étiquetage de chaque récipient permet d'identifier instantanément le saumon, le poulet ou les quiches. « La première chose que j'ai faite en arrivant ici, c'est de tout briquer et nettoyer. On se doit d'être absolument irréprochable. » Au plus grand plaisir de son associé Sébastien. « Lors du premier contrôle d'hygiène ayant eu lieu après son arrivée, on a terminé avec zéro remarque, c'était la première fois que ça m'arrivait dans la restauration ! »
Cap sur Sin City
C'est en 2010 que Bruno finit par traverser l'Atlantique. « Monsieur Ducasse m'a proposé de travailler au Mix, le restaurant panoramique du 64ème étage du Delano. » Le Marseillais vient passer un weekend à Las Vegas et découvre un restaurant immense. 500 couverts alors que son restaurant londonien ne dépasse pas les 100. « Tout était immense, il fallait faire énormément de volume mais c'était une première expérience en tant que chef principal qu'on m'a proposée, je ne pouvais pas refuser. » Sa femme enceinte déménage avec lui dans la capitale du jeu et Bruno découvre la pression associée à son nouveau rôle. « J'étais un tampon entre Monsieur Ducasse pour qui je devais maintenir des standards culinaires et cet énorme groupe qu'est le MGM qui surveillait chaque centime que je dépensais. » Avec également une adaptation à effectuer dans sa cuisine pour coller aux standards américains. « Ici, par exemple, on sucre un peu plus les vinaigrettes... Mais la différence principale, c'est ce qu'on met dans les assiettes. De véritables portions de mammouth. C'est dingue ! »
Au Favorite Bistro, Bruno est de retour en cuisine pour assister au ballet des assiettes. « Il est midi mais les clients continuent de commander de la nourriture type breakfast comme des œufs bénédicte. Ça marche très fort ça » La chorégraphie est bien rodée et une sensation de sérénité émane des lieux. Le fameux bloody mary est en préparation. « On a une clientèle qui est forcément assez touristique ici et ça, c'est un plat qui a été fait pour Instagram. J'ai bien conscience que pour un restaurant de ce type, l'objectif est d'être rentable. J'ai dû m'adapter. »Les standards diffèrent effectivement de ceux qu'il a connus au Mix, bien que ce ne soit pas quantifiable en étoiles. « Le guide Michelin a quitté Las Vegas, il n'y a donc plus d'étoiles distribuées dans la ville. Ceux qui les affichent sont ceux qui en ont eu avant le départ du groupe » explique Bruno, « mais il n'y a pas de vérification annuelle permettant de savoir si elles auraient été maintenues ou pas. » Après quelques années, le Mix change d'identité pour devenir le Rivea, un restaurant méditerranéen où Bruno est à nouveau nommé chef. « Monsieur Ducasse m'a envoyé à Saint-Tropez et Monaco afin que je reprenne les bons standards pour la cuisine qu'on souhaitait faire. C'est ce que j'aime aussi chez lui, il fait tout pour qu'on soit dans les meilleures conditions possible. »
Le renouveau post-pandémie
Puis arrive le cataclysme de la pandémie du COVID-19. En mars 2020, le gouverneur du Nevada prend les premières mesures de confinement. « C'était dingue » se remémore Bruno, « tous les hôtels et restaurants ont été fermés et la plupart des cuisiniers ont été virés. Moi, ils m'ont gardé. » Il faut effectivement continuer de faire tourner les hôtels, ce qui nécessite du staff et de la sécurité. Et donc des personnes à nourrir. « On s'est retrouvé à 15 chefs, dont celui de Robuchon, à faire des milliers de sandwiches par jour pour alimenter tout le monde. Mais à ce moment-là, je n'allais sûrement pas me plaindre, j'étais bien content d'avoir encore un boulot et d'être en bonne santé. » Les restaurants rouvrent petit à petit, mais pas le Rivea de Bruno Riou qui est d'abord envoyé faire le snacking de la piscine avant de retrouver un poste dans la steakhouse de Michael Mina.
« À ce moment-là, Seb m'a contacté pour Favorite » poursuit Bruno. « J'en avais un peu marre d'être baladé et j'avais envie de retrouver un projet humain, hors d'un grand groupe. Mais on ne quitte pas Ducasse comme ça... C'était une grande décision et aujourd'hui, je suis heureux de mon choix. » Alors qu'il fait 36 degrés dans tout Las Vegas, Bruno sort profiter de la rue climatisée de la Linq Promenade. Il marche sur 200 mètres, croisant un groupe de jeunes allemands alcoolisés, des femmes en tenue légère cherchant à faire des selfies contre tips en cash ou encore un groupe célébrant un enterrement de vie de jeune fille. Sans que ça le perturbe. « La vie est facile et relax à Las Vegas » analyse Bruno. Il arrive au niveau du Sweet Sin, un magasin proposant des glaces, des pâtisseries ou encore des crêpes. « C'est aussi chez nous ici » dit-il avec le sourire. « On supervise et j'aide pour les différentes préparations comme ces croissants à la pâte à tartiner ou ceux aux amandes. » Un temple du sucre aux couleurs vives taillé sur-mesure pour les Américains.Les chiffres sont bons et Bruno quitte son lieu de travail l'esprit léger. Au programme : un footing, emmener son fils au football et sa fille à la gymnastique tout en laissant les distractions de Las Vegas de côté. « J'ai un papa joueur de poker mais je ne joue jamais » confie Bruno. « Allez, parfois un petit billet dans une roulette ou aux machines à sous mais c'est vraiment rare. » Et ce ne sera pas pour ce soir.
Harper