La première grosse victoire française de l'été n'a pas eu lieu au Horseshoe. Pour voir un Tricolore soulever un trophée la semaine passée, il fallait se rendre au Venetian samedi. Plus précisement, pour l'Event #23 de la fameuse série de tournois organisée habituellement dans l'établissement durant la période des Championnats du Monde. Car c'est sur cette épreuve que Thibault Letort s'est imposé pour un très beau gain de 179 048 $, lui qui n'avait jusqu'ici jamais réussi une telle performance en tournoi live. Une bonne raison de faire connaissance avec ce joueur de 27 ans plein d'avenir, qui n'est même pas un spécialiste de MTT...
Ces dernières années, le clan français a été efficace sur les World Series of Poker, ramenant au moins un bracelet dans l'Hexagone lors de chaque édition des Championnats du Monde disputée depuis 2018. Mais les Bleus ont également pris l'habitude de s'illustrer sur les festivals annexes : tous les ans, les Tricolores se signalent aussi au Venetian, au Wynn ou même au MGM, bref partout où se jouent de beaux tournois. Et cet été 2023 ne déroge pas à la règle : Thibault Letort a ainsi ouvert le palmarès à six chiffres des Français à Sin City ce week-end, en remportant un tournoi à 1 600 $ des Venetian DeepStack Championship Poker Series, pour un gain de 179 048 $.L'occasion de découvrir ce Montpelliérain de 27 ans, actuellement expatrié à Brighton, en Angleterre, après avoir vécu à Wimbledon parmi la bande de grinders français. Car avant ce titre, Thibault n'avait encore jamais réalisé de performance notable sur le circuit live, même si on l'avait vu remporter le High Roller de l'UDSO La Grande-Motte en 2016 pour 17 000 €, ou encore arriver jusqu'en 12e place d'un tournoi de No Limit Hold'em à 2 500 $ pour un gain de 18 768 $, lors de son premier voyage à Sin City en 2021. Il faut dire que Thibault ne s'est jamais vraiment donné à fond pour les tournois en dur : lui, c'est sur le Net qu'il fait son beurre. "Je suis pro depuis six ans, j'ai commencé le poker pendant que j'étais en fac de Sciences Eco, rembobine le champion. J'ai commencé en solo, sur Winamax notamment. Je regardais aussi les streamings EPT avec Benny et Yu, avec les Ole Schemion et tout ça... Aux tables, ça s'est bien passé, j'ai eu de la chance au début, comme beaucoup. Et comme je ne savais pas vraiment quoi faire à côté, vu que j'avais été à la fac sans objectif clair... J'ai foncé. Je suis parti à Malte." Le poker directement après les études, sans passer par la case boulot : pas de quoi inquiéter papa et maman ? "J'ai été très vite autonome, et j'ai commencé à gagner, donc je n'ai pas eu de problèmes à ce niveau, la confiance était là."
S'il a commencé en MTT, Thibault a finalement bifurqué vers le format Expresso au bout de deux ans de pratique : "J'avais un peu ma dose des MTT, et l'avantage des "spins", c'est le rythme de vie : tu peux jouer et t'arrêter quand tu veux. Aujourd'hui je joue les plus hautes limites du .fr sur un site concurrent, des tables à 200 ou 400 €. J'en joue en moyenne 3 000 par mois, quand je reste chez moi. Je suis tombé sur un jackpot à 500 000 € en mars, j'ai fait deuxième, pour 75 000 €. C'était mon premier "spin" à six chiffres." Bon, cela n'empêche pas Thibault de revenir à ses premiers amours de temps en temps, "pour changer du quotidien". Et avec réussite : "J'ai récemment remporté le Purple Funday sur Winamax, c'est cool ! J'ai aussi gagné trois Wina Series depuis le début de ma carrière."
S'il connaissait donc le goût d'une grosse victoire en ligne, Thibault a donc eu l'occasion de le savourer en live, à l'issue d'un dernier acte visiblement assez décousu. Il nous raconte : "J'avais double-up juste avant la finale, alors que j'ai navigué longtemps entre dix et quinze blindes. Mais j'arrive donc en TF avec 40 blindes : je connaissais la moitié des joueurs, dont Samy Dubonnet. Le scénario a été très particulier : un joueur a sauté très rapidement, deux autres ensuite, et nous sommes restés à six joueurs durant une éternité. Il y a eu plein de retournements de situation, tout le monde est passé très shortstack, mais tous les shorts doublaient..." Pas évident à gérer : "Là, il ne faut pas tilter quand c'est toi qui passe short, ne pas commencer à balancer quand tu as un petit stack, faire attention à l'ICM, ce qui n'est pas ma spécialité. Mais j'avais du soutien dans le rail, des mecs de Londres, mon ancien coloc' Maxime Chilaud, ou Jonathan Pastore et Nicolas Vayssières, avec qui je suis dans une villa à Vegas... Avec Samy, on s'est retrouvé bien au même moment, et on se disait alors qu'on pouvait se retrouver en HU... "
Enfin arrivé à cinq joueurs restants, un joueur américain propose alors un deal : "Mais tout le monde a refusé. On arrive ensuite à quatre joueurs left, avec Samy qui a encore 2 blindes et demi, et moi un gros stack. Le joueur qui voulait dealer se retrouve très short. Finalement, Samy bust 4e..." Thibault se retrouve ensuite en heads-up contre l'Allemand Robert Schulz, "un joueur solide, qui a très bien joué en finale. Mais en tant que joueur de heads-up, je voulais jouer le duel... Il avait un peu plus que moi au départ, on avait entre 30 et 40 BB chacun. Mais on se neutralise, et on arrive à 2h30 du matin. J'étais bien crevé, on jouait depuis 11 heures du mat'... On a réfléchi, et on a décidé qu'au lieu des 50 000 $ de différence entre les deux premières places, on n'allait jouer que pour 21 000 $. Il a ainsi "lock" 160k, et moi 158k. Derrière, ça s'est bien passé pour moi, j'ai gagné dix mains d'affilée ! Et je conclus sur un flip."Il était alors temps de profiter : "C'était un sentiment incroyable. Surtout que c'est au début de Vegas, c'est encore plus beau, pour la confiance. Et il restait des potes dans le rail, qui étaient venus avec le drapeau français." Mais la confiance, Thibault l'avait déjà avant de débarquer dans le Nevada. Sa préparation ? "Un mois en France, sans jouer, dans ma famille. C'était compliqué de continuer à jouer en "spin" après le jackpot 500k, car tu gagnes 75k mais tu n'es pas totalement satisfait, c'est un sentiment très bizarre... En tout cas, ce break m'a permis d'arriver frais mentalement pour les WSOP. J'étais déjà bien entré dans mon Vegas avant ce tournoi au Venetian. Et désormais, j'aurai peut-être davantage confiance dans certains spots pour la suite, j'écouterai peut-être plus mon instinct... Je ne sais pas. En tout cas, je vais me la croustiller un peu en jouant un poil plus cher."
Si le Main Event était déjà prévu au programme "un tournoi exceptionnel, fou, avec tous ces amateurs qui posent 10 000 $", Thibault envisage ainsi de buy-in le 5k 6-max en bonus, alors qu'à la base il avait prévu de ne jouer que les tournois entre 600 et 3 000 $. "Je pense aussi faire une pause, c'est important, car jouer pendant un mois et demi, c'est compliqué. La dernière fois, j'étais parti à San Diego avec Ulysse Harry." Pour déconnecter, le Montpelliérain dispose donc d'une belle villa à Vegas. "On est quatre, il y a aussi Clément Bonnand. C'est bien pour se sortir de l'ambiance pesante du strip. Et de ce que j'entends, ça ne se passe pas très bien pour ceux qui restent un mois et demi à l'hôtel... " Et pourquoi pas également retourner dans le lieu de ses exploits ? "Les fields sont très abordables au Venetian, décrit l'Héraultais. Forcément, dans le lot, il y a des très bons joueurs qui traînent, des moins bons. Ce sont des buy-ins que je peux jouer, alors que je ne suis pas un expert des MTT. Par rapport aux WSOP ? Je pense qu'il y a encore plus de joueurs amateurs aux Series, ça attire plus, et c'est normal."En tout cas, Thibault espère progresser à force de se frotter aux fields live : "Je sais que j'ai des lacunes sur pleins de spots que je ne connais pas. Mais c'est du live, online ce serait plus compliqué. Il y a moyen de s'adapter. Je joue quand même cher dans mon format, il y a des notions que j'arrive à transposer, comme les spots blind vs blind, ou bouton vs blinds... Alors que c'est plus difficile sur les relances UTG par exemple. Mes potes m'aident pour cela." Il confie qu'après Vegas, il pense à l'EPT Barcelone, mais aussi à Prague, où il n'est jamais allé. "J'ai aussi des potes qui jouent à Chypre en live, apparemment c'est sympa... Maxime Chilaud a bien rasé là-bas." En attendant, l'objectif pour Thibault est bien sûr de continuer sur sa lancée, ce qu'il s'applique à faire : il a atteint l'argent lundi sur le 1 500 NLHE (251e pour 2 631 $), avant de buy-in le 3k 6-max ce mardi. "Cela faisait cinq jours que je n'avais pas bust ! Ce qui est bien maintenant, c'est que quoi qu'il arrive, ça restera un bon Vegas, même si je "blank" tout le reste. J'avais prévu 50k de buy-ins, je suis large !" On lui donne rendez-vous pour une prochaine perf... au Horseshoe cette fois ?
Vous le savez désormais, un autre français bien connu de nos services a également représenté sur ce 1 600 $ : Samy Dubonnet, qui prend la 4e place pour 77 334 $ (on signale aussi la 12e place de Corentin Ropert, pour 13 555 $). Un grinder qui a bien roulé sa bosse en live ces dernières années, mais qui n'a pas encore claqué la grosse perf. Il en était plus proche que jamais au Venetian, et a accepté de nous donner son sentiment sur cet état de fait, quelques jours après ce nouveau deeprun achevé trop tôt. Sans langue de bois."Un jour, j'avais dit lors d'une interview pour Winamax que ce qui doit arriver arrivera. Un an après, je remportais le 4 Million Event des Series. Mais c’est vraiment un adage que je me suis créé, et qui me tiens à cœur. On sous-estime la variance en live, et le peu de volume que l’on peut faire : et moi, cela ne fait que trois ans que je fais le circuit live complet, EPT et WSOP. Depuis plusieurs années, au niveau français, on entend beaucoup parler de Julien Sitbon, Alex Reard, Ivan Deyra ou Romain Lewis. Mais ils font le circuit depuis 6/7/8, voire 11 ans pour des mecs comme Alex. Ils possèdent une expérience folle.
Alors effectivement, je ne suis passé pas loin avec quelques demi-finales WSOP, des finales et des gros deep runs... et ça ne s’est jamais vraiment déroulé comme prévu. Certains ont eu cette chance de performer tout de suite, mais d'autres doivent patienter, faire preuve d’abnégation et de persévérance. Je ne me considère pas comme talentueux, mais je pense être un gros travailleur. Je me force à l’être beaucoup plus que les autres, et je me concentre sur ce qui est maîtrisable. Alors à court terme, j’ai un sentiment de frustration, je me demande pourquoi cela n’a pas penché de mon côté. Il y a un sentiment d’impatience, un désir profond de réussir. Après, tu "dézoome" la situation, et tu te dis qu’il faut multiplier les occasions, et qu’un jour ça ira dans ton sens. Je crois en moi. J’ai confiance en moi. Et je suis entouré de gens qui ne sont pas result oriented, alors… ce qui doit arriver arrivera."
Une analyse pleine d'à-propos, et on remercie d'ailleurs Samy de s'être prêté au jeu. Nous, on y croit aussi : on espère pour lui que la grosse perf arrivera avant la fin de l'été...
Crédit photos : Venetian