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Alexandre Vuilleumier : « Les échecs sont beaucoup plus difficiles que le poker »

- 17 juin 2023 - Par Rootsah

Vuilleumier
Cela ne fait que cinq ans qu'il a enregistré son premier résultat live, et en plus, le Covid est passé par là. Pourtant, Alexandre Vuilleumier trône déjà à la troisième place de la All Time Money List suisse. Comment ? Grâce principalement à la plus belle victoire de sa carrière au début des WSOP 2023 : le titre du High Roller à 25 000 $ 6-Handed, pour 1 215 864 $, devant notamment le Français Axel Hallay. Une belle réussite pour cet ancien champion d'échecs, longtemps coach dans la discipline : il affrontait déjà les meilleurs joueurs du circuit sur les gros MTT online, mais débarque tout juste sur la scène des high-stakes live mondiale, pour représenter un pays où les joueurs de très haut niveau sont rares. Ambitieux, Alexandre nous parle ainsi performance, et nous détaille les passerelles entre le poker et les échecs. Entretien high-level.

Pour commencer, bravo Alexandre pour cette belle victoire. Dix jours après ce titre [interview réalisée dimanche 11 juin], quel est ton sentiment sur cette performance ?

C'est génial. C'était inattendu. La première grande décision a tout simplement été d'aller jouer ce tournoi, parce que ce n'est pas comme si on pensait qu'on finirait à 300 % de ROI ! (rires) Il fallait vendre de l'action, convaincre des gens, se convaincre soi-même. Tu peux jouer trois 25k et les perdre, alors il vaut mieux trouver des backers, et j'ai vendu 50% de mon action. Je suis évidemment très heureux d'avoir joué, d'avoir gagné, et d'entretenir de bonnes relations avec les gens qui m'ont acheté des parts. Mais cela fait longtemps que j'affronte ces joueurs high-stakes en ligne. J'ai fait les tournois à 10 000 $ de l'Aria en avril, et il n'y avait pas de problème de niveau. Cela fait un an et demi que je joue quasiment tous les gros joueurs high-stakes en live. Là j'ai joué Artur Martirosyan pour la première fois, Bonomo, Chidwick, c'est sympa et toujours assez impressionnant. Mais même ces joueurs-là ne sont pas impassibles, tu peux prendre des décisions sur des live tells contre eux. Ils sont humains. 

Justin Bonomo est quand même réputé pour avoir l'une des meilleures pokerfaces du circuit... Comment fais-tu pour déceler des choses chez ces joueurs-là ?

C'est quelque chose que j'ai beaucoup travaillé. J'ai collaboré avec une société, Beyond Tells, dont le fondateur est un professeur de psychologie. Il sait ce qu'il raconte, et j'ai aussi beaucoup travaillé avec lui en privé. J'avais également fait une semaine d'improvisation où l'on t'apprend à ne pas partir sur ton idée, à essayer de t'adapter à ton partenaire. C'est un peu comme au poker : tu essaies d'avoir de l'empathie, de rentrer dans l'esprit de ton adversaire, car ça ne sert à rien d'avoir raison post-mortem. L'étude du comportement, c'est vraiment une mayonnaise qu'on fait, et j'adore ça. Il faut arriver à nommer et quantifier certaines choses : il fait ceci, il fait cela, parce qu'il a fait cela avant, il était comme ceci, comme cela... La plupart des déductions, ce n'est pas juste dire : "Je le mettais sur As-Roi". Il y a une part d'instinct et d'ethologie, si on veut. 

Tu étudies également le jeu au niveau technique ?

Il y a tellement de chantiers... J'ai construit une team autour de moi depuis plusieurs mois. Il y a déjà "bencb". Lui joue tous les dimanches les meilleurs du monde, alors il peut dire : "Ah, dans ce secteur, ils ne sont pas au top, alors on va travailler plutôt là-dessus", et ça c'est génial. Il y a aussi le jeu préflop, avec énormément de travail, de mémorisation. Mais il faut aussi comprendre comment les joueurs dévient des tableaux et comment on peut exploiter cela. Il faut utiliser des solvers, travailler soi-même. Ce qu'il m'a beaucoup apporté, c'est prendre des notes en regardant les vidéos, pour observer des erreurs ICM qui peuvent être catastrophiques. Il faut aussi construire une base de données sur ses adversaires.

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Finalement, quand as-tu vraiment démarré les high-stakes live ?

J'avais joué un 10 000 $ à l'Aria l'année passée. Ma véritable entrée dans les high-stakes, c'était aux USPO en avril [une série de high-rollers organisée par PokerGO]. Il n'y avait que des 10k, on était là pour ça. Le but est de jouer ces gros tournois en live, mais aussi online.

Quel a été ton parcours initiatique dans le poker ?

En août, cela fera six ans que je joue au poker. J'ai commencé en cash-game en dilettante, puis je me suis focalisé dessus avec Poker Détox pendant un an et demi, et cela m'a permis d'intégrer les parties high-stakes. Et depuis janvier 2022, je ne fais que des tournois. 

Avant le poker, tu étais maître international et coach renommé aux échecs. Qu'est-ce qui t'a poussé à sauter le pas vers le poker ?

En fait, à l'époque de Moneymaker, j'avais joué deux semaines, car je faisais toujours mes études à l'époque et je donnais des cours d'échecs pour les financer. J'avais adoré ça, mais j'avais compris qu'il fallait s'investir à 100% et travailler, ne pas faire cela en amateur. J'ai laissé ça en friche, car j'avais trop l'esprit de compétition pour ne pas le faire de manière sérieuse, et j'ai repris il y a six ans, après huit ans comme prof d'échecs. J'ai adoré ça, mais au bout d'un moment, tu as fait un peu le tour. Et tu veux vivre des choses toi-même, pas seulement à travers tes élèves. Or, aux échecs, il faut commencer très tôt pour être vraiment fort. Moi j'ai commencé très tard, à 13 ans. 

C'est pour cela que tu es devenu prof d'échecs ?

J'ai fait une licence d'histoire aussi. Mais en donnant mes cours d'échecs pour financer l'université, je me suis rendu compte qu'en fait je préférais la relation pédagogique avec des enfants qui ont choisi les échecs, alors que prof d'histoire, tu passes plutôt ton temps à faire la police qu'autre chose. C'est ce qui m'a poussé à devenir prof d'échecs.

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Dans cette démarche pédagogique, coach poker, ça te tenterai ?

Je ne pense pas, même si je pense en toute modestie que je serai très bon pour mettre des mots sur ce que te racontes l'ordinateur, ce que j'ai fait pendant dix ans aux échecs. Mais mon idée est plutôt de gagner suffisamment pour pouvoir prendre ma retraite.

Quelles sont tes compétences de joueur d'échecs applicables dans le poker ?

Il y a la gestion des temps de concentration. Aux échecs, tu as des journées de 14 heures où il faut te concentrer comme un malade. Par exemple après le dinner-break, il y a parfois des petits passages à vide, alors que nous les joueurs d'échecs sommes encore frais, ça donne une longueur d'avance. Il y a aussi une logique intellectuelle : on arrive à réfléchir de manière abstraite, à reconstruire une main... Il y a cette même rétro-analyse dans le poker, où on voit plus tard ce qu'on aurait pu faire avant.

Penses-tu qu'un joueur d'échecs pourrait apporter quelque chose à un joueur de poker, s'il le coachait au niveau mental ?

Il y a déjà de plus en plus de coaching mental dans les échecs. Malheureusement, je crois qu'il faut voir les choses dans l'autre sens : il y a très peu de joueurs d'échecs qui sont millionnaires, et encore, seulement s'ils arrivent en finale des championnats du monde contre Magnus Carlsen. Il y a un match à 1 million tous les deux ans. Pourtant, les échecs sont beaucoup plus difficiles que le poker, car il faut s'user le corps et l'esprit durant des décennies pour arriver au top. Mais ça reste super mal payé, les à-côtés sont très peu développés, alors qu'au poker ils le sont beaucoup plus. Au poker, il y a des Master Class, différentes manières de présenter le coaching mental de manière spécifique. C'est moins développé aux échecs.

On a pu voir à l'œuvre la légende Magnus Carlsen sur le Main Event des WSOP l'an passé. Que pense-tu de lui en tant que joueur de poker ?

J'ai écrit un bouquin sur sa vie, mais je n'ai jamais joué au poker avec lui, malheureusement. Typiquement, en tant que joueur d'échecs, il est monstrueux pour bluffer, pour prendre des risques : il est tellement bon en défense qu'il peut exagérer jusqu'à un certain point, davantage que tous les joueurs du monde, car il arrivera toujours à défendre. Il a vraiment un rapport psychologique avec son adversaire, il fait ça magnifiquement bien, et ce serait naturel pour lui d'être très fort au poker. C'est triste à dire, mais une grosse différence entre Carlsen et les autres aux échecs, c'est qu'il fait moins d'erreurs. Et au poker, les meilleurs du monde le sont surtout parce qu'ils font moins d'erreurs que les autres, ils ne partent pas en tilt, alors que même chez des regs très forts, ça peut partir en sucette. Carlsen n'est pas plus fort parce qu'il trouve des meilleurs coups que ses adversaires, mais surtout parce qu'il fait moins d'erreurs. Il a aussi très bien compris ce que ça voulait dire d'être au top de sa forme, de bien manger, et c'est aussi important au poker.

La Suisse connait actuellement un bel engouement pour le poker en live. Ça t'inspire quoi ?

Cela m'intéresse, absolument. J'adorerais pouvoir jouer des tournois à Montreux, l'une des plus belles villes du monde, avec la vue, le lac. Le problème, je crois, c'est que pour les joueurs pros en Suisse, le fisc ne compte pas les années perdantes, comme en Espagne. Du coup, c'est impossible de vivre du poker en Suisse. Alors les pros sont partis, comme mon ami Dinesh Alt, un joueur online.

Schemion Alex
Existe t-il une scène de poker high-stakes en Suisse, live et online ?

Il y a des parties à Zurich, avec tous ces banquiers, et ça part en parties de dizaines de milliers de francs suisses. Après, je ne crois pas qu'il y ait des parties super high-stakes, à 200 000 € ou un million. En ligne, il y a Dinesh Alt, et quelques autres joueurs connus.

Quels sont tes futurs objectifs de carrière ?

Cette victoire sur le High Roller est un magnifique milestone, mais ce n'est qu'une étape. Mon objectif, c'est les Triton Series. Alors il ne faut pas d'endormir, ne pas se reposer sur ses lauriers, continuer à se battre tournoi après tournoi, aussi bien sur des 25k que des 1k ou des 3k. Dès le lendemain de ma victoire, j'ai rejoué.

C'est quoi ton programme pour la fin des Series ?

Je suis rentré au Costa Rica, où j'habite, après avoir tenté le satellite pour le High Roller à 100 000 €. Je reviendrai fin juin-début juillet. Je vais faire le Main Event, les 10k en NLHE à partir du 28 juin, y compris ceux de l'Aria. Enfin, cela dépendra des fields, mais on m'a dit que le niveau était mauvais l'an passé. Les variantes ? Cela ne fait qu'un mois et demi que j'ai à peu près compris les règles de l'Omaha...

Propos recueillis par Rootsah

Crédit photos : WSOP, Winamax*

*malheureusement, Alexandre est reparti au Costa Rica avant que nous ayons pu organiser une petite séance photo. Nos photos ont été prises au dernier EPT Londres.