Winamax

Un étrange anniversaire

- 1 juillet 2019 - Par Benjo DiMeo

Au milieu d'affluences record sur les tournois, le dîner de gala célébrant la 50e édition des WSOP est passé inaperçu
Les joueurs de 2019 en ont-il encore quelque chose à faire de l'Histoire du poker ?


50 Honors
Vous êtes passés à côté des First Fifty Honors, la soirée commémorant 50 éditions des World Series of Poker ? Rassurez-vous : vous n'êtes pas le seul. Ici à Vegas, personne n'est venu à ce gala, ou presque... et il y a fort à parier que parmi la poignée qui s'y sont rendus, la majorité oubliera bien vite ce total non-évènement. Mais qu'est-ce qui a bien pu merder ?

Evidemment, qu'il fallait célébrer comme il se doit cette milestone des 50 éditions, dont aucun autre festival de poker au monde ne peut se targuer. Evidemment, qu'il fallait mettre les petits plats dans les grands, organiser un grand raout au Rio, ouvrir le carnet d'adresses pour rameuter des VIP, inonder la salle de bouffe et de cocktails et, pour faire bonne mesure, de distribuer quelques trophées à une poignée de joueurs ayant marqué le festival depuis 1970. En rachetant la marque WSOP en 2005 après la faillite du Binion's Horseshoe, Caesars a hérité du plus beau patrimoine que possède le poker : on leur en aurait voulu de ne pas célebrer comme il se doit cette étape symbolique.

Et pourtant. En arrivant samedi soir à l'heure prévue, c'est une salle de bal tristement vide qui nous attendait. On ne peut pas dire que Caesars avait fait les choses a moitié, c'était même plutôt l'inverse. La gigantesque Brasilia Room (98 tables de poker en temps normal) avait été intégralement réquisitionnée, les tables de banquet dressées avec soin, l'open bar dégueulant en carburants de toutes les couleurs et d'expansif buffets remplis à ras-bord s'étalaient le long de chaque mur. Une seule chose manquait : des gens. En coulisses, on a repoussé le coup d'envoi en loucedé, sans que cela n'y change grand chose. À un moment, il a bien fallu se lancer.

"Wow ! Qui aurait cru qu'il était si difficile d'organiser une distribution gratuite de crevettes ?" Ty Stewart, l'un des grands patrons des WSOP, a tenté de détendre l'atmosphère devant l'ocean de tables clairsemées. Rires nerveux. Juste derrière, les emblématiques commentateurs ESPN Lon McEachern et Norman Chad en remettront une couche : "Comme vous avez pu le constater, la cérémonie de ce soir est jouée en 6-max !"

Brasilia 50 Honors
Une demi-heure après le coup d'envoi de la cérémonie : photo réalisée sans trucage

Il valait mieux en rire, assurément, mais d'un rire jaune : à ce moment, les organisateurs s'étaient probablement déjà rendus compte qu'ils s'étaient tirés une balle dans le pied en restreignant cet évènement aux seuls détenteurs de bracelets WSOP, ainsi qu'à une poignée de VIP et journalistes. Oui, je ne vous avais pas dit : la soirée était privée ! De nos jours, les joueurs ayant remporté un bracelet se comptent en milliers, et hormis les vingt noms que vous retrouvez chaque année dans des listings du style "Les meilleurs joueurs n'ayant pas encore gagné un titre WSOP !", à peu près tous les grands pros que vous connaissez en ont gagné au moins un. Et pourtant, je n'en ai croisé qu'une toute petite poignée samedi soir dans la Brasilia Room.

La question mérite d'être posée : pourquoi faire d'une célébration telle que la 50e édition des WSOP un évènement exclusif ? Le poker (et donc les WSOP) est censé être quelque chose en tous points inclusif, où le fric est le seul dénominateur : pour peu qu'on dispose du buy-in en poche, n'importe qui peut jouer, quel que soit son âge, son sexe, ses origines, sa religion, ou que sais-je d'autre. Les dizaines de fans de poker, les amateurs, les petits joueurs, les touristes, les fans, ceux qui n'ont pas de bracelets mais se pressent derrière la barrière pour prendre des selfies pendant le PPC à 50 000 $, ceux qui passent des heures dans les gradins du podium TV pour le Main Event, ils n'étaient pas conviés. Tout au plus leur avait-on demandé de voter sur Internet pour désigner les joueurs les plus emblématiques de l'histoire du festival. Quand est venue l'heure de remettre les trophées aux gagnants, ces randoms n'étaient pas de la fête, et les détenteurs de bracelets WSOP non plus. Preuve, s'il était besoin de l'apporter, que lorsqu'un joueur revient au Rio après avoir remporté un bracelet, c'est pour remporter d'autres bracelets, pas pour rester assis passivement devant une cérémonie corporate. A mi-chemin de la cérémonie, devant l'évidence du ratage, les portes se sont finalement ouvertes au public : une décision de dernière minute qui n'a pas suffi.

Lorne / Norman Chad
J'ai cherché sur les réseaux sociaux : je n'ai pas trouvé de tweets ou de posts aigris expliquant la désaffection des pros pour les First Fifty Honors. Cela ne m'aurait pas étonné : comme toutes les organisations occupant une position dominante, les WSOP sont critiqués, plus que n'importe quel autre festival. Structures, horaires, réparition des prix, restauration, qualité du matériel et des installations : tout est critiquable et jour après jour, les joueurs font valoir leur droit au statut de client roi. Quelquefois à tort, plus souvent à raison, mais peu importe : c'est au sommet qu'on est le plus seul et le plus attaqué. Mais là, pas d'appel au boycott chez les pros, pas de railleries, pas de cynisme. Rien. Peut-être qu'ils s'en foutaient, tout simplement. Peut-être que célebrer l'histoire du poker n'intéresse que ceux qui ont intérêt à ce qu'elle soit écrite en lettres d'or : organisateurs de tournois, journalistes, communiquants et autres insiders d'une industrie pensant plusieurs milliards. Et sûrement qu'ils avaient d'autres chats à fouetter en ce samedi soir, les pros : chaque jour d'été qui passe voit ses deux douzaines de nouveaux tournois débuter un peu partout sur le Strip et Downtown, dans toutes les variantes et à tous les prix, et c'est le week-end que les tables de cash-games sont les plus juteuses, remplies de touristes venus des aéroports de toute l'Amérique. Mais c'est quasiment une certitude: si l'on avait ouvert cette cérémonie à tous, les pros comme les fans, il y aurait eu la queue dehors pour écouter les discours de Daniel Negreanu, Chris Moneymaker, Justin Bonomo et Doyle Brunson, tous salués pour la marque qu'ils ont laissé sur les WSOP ces 50 dernières années, et la fête se serait prolongée jusqu'à épuisement du bar.

Doyle Brunson / Jack Binion
Un seul moment à véritablement retenir de cette soirée que je n'ai pas eu le coeur de subir jusqu'au bout : voir Jack Binion et Doyle Brunson discuter et rigoler comme les vieux copains texans qu'ils sont. Les deux ont écrit les premières pages de la légende des WSOP, et par extension du poker. Le premier en faisant naître le festival au début des années 70 sous l'égide de son père Benny. Le second en devenant le premier collectionneur de bracelets de l'histoire. Mais ce moment, aussi émouvant qu'il fut, m'a aussi rappelé que nous sommes nombreux à être nostalgiques d'une époque que nous n'avons pas connue. Que ne donnerions-nous pas pour être transportés dans le temps, au coeur du Binion's de 1974 ou 1997 ! On paierait cher pour s'assoir à table avec Jack Strauss, Stu Ungar, Puggy Pearson et Johnny Moss. On rêverait d'être aux premières loges pour observer Johnny Chan en heads up face à Phil Hellmuth ou Erik Seidel. Mais très vite, on perdrait patience devant les tables 10-handed, on hurlerait contre des structures boucherie, on s'évanouirait devant des payouts n'obéissant à aucune logique, et l'on serait définitivement achevé par toutes les combines, petites et grosses, qui étaient tacitement admises et monnaie courante à une époque où le règlement d'un tournoi tenait sur une carte postale et où aucune organisation de type TDA n'essayait de standardiser un tant soit peu les codes et pratiques en vigueur à table. Et cette édition 2004, celle du record absolu de croissance, on en parle ? Cette année-là, après Moneymaker, on était passé de 800 à 2400 joueurs, du jamais vu, mais si on avait eu Twitter, on aurait tous gueulé en caps lock du matin en soir : la place manquait tellement dans le Binion's décrépi qu'il avait fallu mettre des tables sous le cagnard de Fremont Street (!) et supplier les casinos voisins de prêter un peu de leur espace. Le bordel total, l'anarchie.

Depuis maintenant 14 ans, la giga-corporation Caesars est garante du patrimoine des WSOP, un festival créé par une petite famille texane. Elle se doit de respecter et faire honneur à cet héritage, mais elle se doit aussi de le faire évoluer et grandir année après année. Et de ce côté-là, on peut dire qu'ils ne s'en tirent pas trop mal : malgré la concurrence des autres casinos de Vegas, les affluences continuent de grimper année après année, les structures n'ont jamais été aussi belles, et les prize-pools aussi. Les formats anciens en voie de disparition sont maintenus au programme (n'allez pas chercher un tournoi de Stud ou de Deuce to Seven sur un EPT ou un WPT), tandis que les buy-ins plus accessibles se multiplient pour faire le bonheur des joueurs amateurs. Les problèmes demeurent, certains préoccupants (on vous parlait hier des conditions de travail peu enviables des croupiers), mais ils ne sont pas l'apanage des WSOP. Les joueurs sont relativement bien écoutés, les tournois et règlements évoluent pour tenir compte de leurs remarques. Le bracelet reste plus que jamais LE trophée ultime du poker et le Main Event qui débute mercredi sera comme chaque année le plus gros tournoi de poker du monde.

Avec First Fifty Honors, Caesars n'a pas démontré son expertise en organisation de soirées. Peut-être qu'ils feront mieux pour la centième édition, mais en attendant, pour ce qui concerne les tournois de poker, les joueurs n'ont aucun souci à se faire. Ne cherchez pas l'âge d'or du poker dans le passé : c'est maintenant que vous êtes en train de le vivre.

Cliquez-ici pour consulter le communiqué de presse publié après la cérémonie. Il est forcément un poil moins tranchant que cet article, mais vous y découvrirez les prix remportés par le quintet Doyle Brunson / Phil Hellmuth / Chris Moneymaker / Daniel Negreanu / Justin Bonomo.