Retour autobiographique sur la perf' de Sébastien Chamorro, 18e du Deepstack 600 $ pour 17 124 $
Comme il se passe beaucoup de choses au Rio, en tant que reporters, on établit des priorités, des tournois à suivre, des sujets à traiter. On occulte certains tournois. Et parfois, en naviguant sur WSOP.com pour se mettre à jour, sur ce site alimenté par une petite armée de reporters américains qui relatent TOUS les tournois de ces World Series, un événement retient votre attention.
Hier, en fin d’après-midi, je jette un oeil à tout hasard sur le chipcount de l’Event #9, un tournoi Deepstack à 600 $ qui offre un bracelet et a généré un field monstrueux de 6 150 entrées. Et oh surprise, je découvre le nom d’un joueur français en tête du chipcount à 100 joueurs restants. Je vous l'avoue, je n'avais jamais vu son nom : Sébastien Chamorro. Inconnu au bataillon, comme on dit.
Je passerai dans l’Amazon Room voir si je le trouve un peu plus tard, après avoir pris quelques photos de la finale du 10k$ Short Deck. Je me rends dans l’Amazon Room section orange, à la recherche de ce mystérieux joueurs français. Je pourrais demander à mes collègues de PokerNews de qui il s’agit, mais mon ego me pousse à croire que je vais le trouver dans le field. Un français à 75 left d’un event WSOP, en général, on est capable de le trouver. Je note le chipcount qu’il est sensé avoir en le répérant sur le site de mes collègues et je vais chercher qui peut être l’heureux propriétaire de ce stack de 7 millions de jetons. Je fais le tour des tables et je tombe sur un jeune joueur roux, qui pour moi a une tête de Français. Ok, vous allez me dire "C’est quoi une tête de français ?" Je ne saurais pas vous le dire, mais en tout cas, ce joueur a 7 millions et je suis déjà en train de le photographier, sûr de mon fait. Ils ne sont pas beaucoup à avoir autant de jetons à ce moment-là sur le tournoi, donc ça pourrait bien être lui.
Je squatte quelques minutes près de la table, guettant ses annonces de mise ou une conversation qu’il pourrait avoir avec un opposant. Et c’est finalement dans un accent anglais parfait que je l’entends parler au croupier au moment du changement de table. Zut ! J’ai bien foiré. Je ravale ma fierté de ne pas connaître le Français qui est chipleader d’un tournoi WSOP à 60 left (et oui, les éliminations s’enchaînent très vite !) et je vais demander timidement à un reporter s’il peut m’indiquer qui est ce fameux Sébastien Chamorro qui roule sur tout le monde sur ce Day 2. On me montre le joueur au siège 5. Casquette rouge vissée sur la tête, lunettes de soleil, boucles d’oreille. On me dit "It’s him !" J’aurais pas mis une pièce sur le fait que c’était lui. Faut dire qu’il rangeait ses jetons de manière un peu bordélique et que j’avais pas pris la peine de compter son stack.
Je m’approche pour tenter de lui parler, et je le vois qui me fait un geste. C’est bon, il m’a vu, je me dis. Ah non, en fait, c’est la masseuse qui se trouvait à côté de moi qu’il appelait. Je reste en retrait, j’observe, prêt à dégainer mon carnet pour le bombarder de questions et en savoir plus sur lui. Il demande à la masseuse combien coûte un massage. Elle lui propose 30 minutes, il n’a qu’un billet de 20 dollars et ne souhaite prendre que cinq minutes. La masseuse semble un peu perdue, mais s’exécute. Je me place en face de lui pour le prendre en photo. C’est bon, il m’a vu. Je déclenche. Mais rien ne se passe. J’essaye à nouveau. Putain, ma batterie est vide, ça ne fonctionne pas. Décidément. J’ai un moment de flottement, il me sourit, il doit penser que j’ai fait une bonne photo de lui.
Je file vers la salle de presse pour chercher une autre batterie, un peu honteux. Mais je n’en ai aucune de chargée. Je mets celle du Nikon à charger et j’attends devant mon ordi, en travaillant sur un autre article. Je refresh plusieurs fois le coverage WSOP.com et constate que Sébastien truste toujours le chiplead à 50 joueurs restants.
J’attends une dizaine de minutes avant de retourner le voir. Je le prends à nouveau en photo, sans me rendre compte s’il me voit faire. Il est dans une main, j’attends un peu, et puis ça s’éternise. Je décide que, de toute façon, je parlerai de lui un peu plus tard. En réalité, s’il termine 40e du tournoi, je ne sais pas encore si ça mérite un article. C’est une belle performance, certes, mais si on fait un article à chaque Français qui fait 40e d’un tournoi, on n’a pas fini. Mais ce qui me fait un peu tergiverser, c'est que ce tournoi est quand même fou, pour un 600 $, il y a quand même 400 000 $ à la gagne !
Bref, je check Twitter et j’ai la confirmation que la table finale n’aura lieu que le lendemain, ils ne joueront donc pas jusqu’au bout de la nuit. Ouf, je vais attendre le lendemain pour aller lui parler et connaître un peu son histoire. Il se fait tard, je suis fatigué et j'ai envie d'une seule chose qui porte le nom de Corona. Si jamais on a la chance qu’il soit en table finale, l'interview sera pour demain. Ça peut attendre.
Une fois de retour chez moi à la villa, autour d’une bière partagée avec mon collègue Veunstyle, je commence à culpabiliser un peu. Un Français est en train de deep run, et moi je suis tranquillement loin du Rio à siroter ma bière. Je ne peux pas m’empêcher de refresh sans cesse le coverage, pour constater que le run de Sébastien Chamorro se poursuit de plus belle, sans l'ombre d'un ralentissement. 25 left, il est énorme chipleader avec 20 millions de jetons pour une moyenne à 6 millions. Le deuxième au chipcount possède 11 millions. C’en est trop, je me décide à reprendre la voiture direction le Rio, je ne peux pas rater ça. Avant de prendre la voiture, une vérification s’impose, je me connecte sur WSOP.com sur mon iPhone et découvre sans trop y croire que le Français est annoncé busto. 18e. J'ai du mal à y croire. Comment c'est possible ? Si c'est vrai, ça doit être un énorme setup puisqu’il était chipleader dix minutes plus tôt. En lisant le coverage, je comprends le coup. Et pourquoi Sébastien Chamorro a effectivement pris la porte. Il a mis son tapis au milieu avec une overpaire contre un tirage. La couleur est rentrée et Sébastien s’est retrouvé crippled après cette main contre celui qui était deuxième au chipcount.
Presque soulagé de ne pas avoir été au Rio pour rien, mais imaginant Sébastien dévasté par cette fin brutale, je me promets de retrouver Sébastien Chamorro pour l’entendre me raconter cette folle histoire. En 2019, je n'ai pas trop de mérite. Il me suffit de le retrouver sur Facebook pour caler un rendez-vous au Rio.
C’est ainsi que je rencontre Sébastien Chamorro le lendemain, juste avant le départ du 1 500 $ 6-Max qu’il a décidé de rejoindre. Il est visiblement très heureux de me confier son histoire et une fois que j'ai déclenché l'enregistrement, il parle pratiquement sans s’arrêter, les yeux qui brillent en repensant à son parcours.
Sébastien :
"J’ai joué le Big50, j’ai bust 99 contre QQ, je voulais re-entry, mais j’ai du me rabattre sur le 600 $ Deepstack parce qu’il y avait trop de monde dans la queue. Le Day 1 s’est bien passé, j’avais la moyenne à la fin de journée. C’est sur le Day 2 que j’ai décollé. J’ai eu un rush de fou, j’ai fait deux As contre deux Rois et Roi-Valet, j’ai craqué une paire d’As en faisant un brelan, je passais tous mes flips. J’ai joué contre Negreanu en début de journée. Je lui ai pris deux coups, je lui ai parlé, c’était vraiment sympa. J’ai monté une tonne de jetons, je me suis retrouvé large chipleader à 20 left avec 20 millions de jetons. La table finale me tendait les bras, je ne voyais même pas comment je pouvais la rater.
Et puis, arrive ce coup. Le Hi-Jack ouvre à 800k (sur 200/400), je viens d’arriver à la table, j’ai aucune info, je décide de 3-bet à 2,7 millions avec QQ. Il me paye. Sur le flop T82, je me sens bien, je fais un c-bet un peu cher, à 4,5 millions. Et mon adversaire fait tapis pour 13 millions. Je réfléchis mais j’élimine beaucoup de mains de sa range. Je me convaincs qu’il a un draw et je décide de payer. En effet, il avait un draw mais un très gros avec 97 en main. Je ne vois pas trop pourquoi il a payé préflop mais bon, il a touché son K sur la rivière. J’étais vraiment très déçu sur le coup, mais je relativise.
C’est seulement la première fois que je vais aux WSOP, c’est mon deuxième tournoi ici et je prends 17 000 $. Il y a quatre ans, j’étais à la rue, j’ai monté une boîte qui marche bien à Marseille, je suis d’ailleurs venu ici avec mon associé. J’ai monté ma boîte dans le but de faire de l’argent pour jouer au poker. Je suis d’une famille de joueurs, un peu flambeurs de casino sur les bords, j’ai commencé à jouer à 18 ans, j’ai appris à jouer à ma copine, on a fait des tournois ensemble. Et puis, un jour, elle a eu un accident de voiture, je l’ai perdue et j’ai décidé que j’irai à Vegas un jour et que je jouerai pour elle. J’ai 33 ans maintenant, ça m'a mis longtemps pour venir ici, je sais pas si je vais continuer à faire des tournois, mais j'en ai envie, je crois que ce n’est que le début, je vais demander des conseils à des gens plus expérimentés, pour progresser et continuer à perfer. C’était vraiment une superbe expérience. J’espère que je vais pouvoir faire encore mieux sur mes prochains tournois. Cette année, je pourrais juste jouer le 1 500 $ 6-max parce que je dois retourner travailler à Marseille après, mais c’est sûr que je reviendrai à Vegas."
J’éteins l’enregistreur, ravi d'avoir fait connaissance avec ce mystérieux chipleader inconnu de la veille, et je souhaite bonne chance à Sébastien sur son 1 500 $ 6-Max, ravi de constater une nouvelle fois que le poker, c'est avant tout de belles rencontres.