J'avais mal choisi mon jour prendre une demi-journée de repos, comme je m'en suis rendu compte en consultant les news sur internet au réveil. Autour de la table finale de l'épreuve de Deuce to Seven No Limit, ils n'étaient déjà plus que trois, et Phil Ivey était chip-leader, en quête d'un sixième bracelet en dix ans. Et puis, il y avait bien sur Ludovic Lacay, en course dans la deuxième journée de l'épreuve short-handed, et dont je guettais avec impatience chaque message Twitter sur mon téléphone portable.
Tant pis pour le repos, la piscine, le shopping, une partie de cash-game, ou je ne sais quoi. A dix-huit heures, j'étais de retour dans l'Amazon Room. Je ne comptais y revenir que beaucoup plus tard. Mais non. Besoin pathologique d'être là « au moment où ça se passe ».
Je me suis immédiatement dirigé au fond de la zone « Orange » (pour plus de clarté, la salle est divisée en quatre zones géographiques de quatre couleurs différentes). J'y retrouve Cuts assis derrière un tapis énorme grimpant sur trois étages de piles de jetons. Cependant, ce ne sont presque que des jetons unité de 100, et en y regardant de plus près, Ludo possède un tapis bien en dessous de la moyenne. Restent encore une quarantaine de joueurs : la table finale est encore loin.
Les superviseurs annoncent la pause-dîner : une heure seulement. Le timing est serré. Nous n'avons pas le temps d'aller chercher un restaurant en ville, et la meilleure solution – si l'on veut éviter la viande de kangourou servie dans la « Poker Kitchen », la cantine des joueurs – est le San Paolo Café, situé dans le couloir menant au casino.
En attendant la commande, le joueur du Team Winamax revient sur ses quatre premières heures de partie. « Je n'ai pas vu beaucoup de cartes. », commence t-il. « Aucune paire, pas de figures. » Je lui demande quelle est l'attitude à adopter quand on est « card dead » en tournoi. « Pour moi, il s'agit de trouver les spots pour 3-bet. Il faut faire systématiquement des continuation-bets. Bref, essayer de provoquer quelque chose. » Je vois. Si les cartes ne t'aident pas, alors aide-toi toi même.
« Le problème c'est que mes adversaire m'ont cerné, maintenant », soupire t-il. « J'ai tout fait : limper avec de la merde, 3-better, 4-better, squeezer. Je n'ai jamais montré mes cartes pendant deux heures. » Ce qui est parfait, sauf que lorsque Ludo s'est fait relancer à tapis pour la première fois, il a du jeter ses cartes, bien sur. « Et à partir de là, c'était l'escalade. C'est comme si ils avaient fini par remarquer que je n'avais jamais rien en main quand j'agressais, et on a commencé à me sur-relancer à tour de bras. »
Fabrice Soulier arrive, accompagné de Michel Leibgorin et le duo de reporters de MadeInPoker, Claire et David. On réunit deux tables et tout ce beau monde s'assoit. Tandis que Cuts bataille en Short-Handed, Fabrice est en position pour faire l'argent dans l'épreuve mixte Hold'em/Omaha. Les deux français espèrent jouer le plus longtemps possible ce soir, et atteindre la table finale tard dans la nuit.
« J'ai failli faire une « Cuts », raconte Ludo à l'assistance amusée. C'est le genre de coup où l'on a déjà en tête de faire une grosse connerie au moment de soulever ses cartes. Ca m'est arrivé tellement de fois. Là, je relance K-3 au bouton. Payé par la grosse blinde. Flop Q-6-3. La BB checke. Je mise 8,000. La BB check/raise à 25,000. J'ai 108,000 et je me vois déjà faire tapis, faire passer mon adversaire et ramasser un gros pot. Ca, c'est l'option optimiste, et j'ai en tête tous les coups où cela n'a pas marché. Alors j'ai passé. » Ouf. Craquage évité. Tout va bien.
Les soixante minutes de pause filent à toute vitesse, et déjà il faut retourner vers l'Amazon Room. Sur le chemin, on croise les participants d'une épreuve que j'apelle « Gloubi Goulba », car elle mélange huit variantes, et entremêle Pot-Limit, Limit et No-Limit. Le clan des français profite de la pause pour prendre un peu de soleil : Xavier Laszcz, Patrick Bueno et... Antony Lellouche, dernier membre du Team Winamax arrivé à Vegas. Il entame ses World Series avec cette épreuve compliquée aux prix d'entrée de 10,000 dollars.
Je laisse Ludo retrouver son siège, et observer l'épreuve mixte Omaha/Hold'em à 2,500 dollars. David Sklansky, Hevad Khan, Hoyt Corkins et les anglais John Kabbaj et Ben Grundy font partie des cinquante derniers joueurs en course. Les deux derniers français sont assis côte à côte : ElkY et Fabrice.
ElkY possède un tapis correct, de même que Fabrice. Je taquine ElkY : « Alors, tu as appris à jouer au Omaha depuis l'année dernière ? ». Il rigole. « Je joue serré, je fais attention. » Très vite, la bulle éclate et Fabrice peut officiellement fêter son second cash des World Series – il est l'unique français a avoir accompli une telle performance jusqu'à présent.
Je discute avec Stéphane, le coach/entraîneur/manager d'ElkY, qui ne perd pas une miette des progrès de son poulain. Ludovic vient à notre rencontre, tenant à la main un petit carton rose lisant « 38th place ». C'est fini. Je le suis jusqu'à la salle où sont accueillis les joueurs venant récupérer leurs gains. Comme c'est la première fois que Ludovic se retrouve dans une telle situation aux WSOP (« et la première fois à Vegas, et la première fois hors d'Europe », précise t-il), la procédure est interminable. Il faut scanner le passeport de Ludo, remplir des formulaires en cinq exemplaires, pour les taxes, les archives, tout un tas de truc. On demande à Ludovic de confirmer sa date de naissance, son adresse, sa nationalité. Tout cela est déjà écrit sur le passeport en lettres bien lisibles, mais on est jamais trop prudent chez Harrah's.
La procédure prend une bonne demi-heure, largement suffisante pour que Ludo me raconte ce qu'il s'est passé. « Ca été vite. J'ai 3-bet un mec, et ai du passer après qu'il m'ait envoyé le tapis. Puis, un joueur qui ouvrait 60% des coups a relancé au hi-jack pour 8,000. J'ai fait tapis pour 60,000 au bouton avec T

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. Évidemment, je suis payé par deux Dames. J'y ai quand même cru sur le flop A-3-4 et le turn 6. » Cela plusieurs mois déjà que j'observe Ludovic jouer juste, et aborder ses tournois avec la bonne attitude. Une grosse performance me semble être à l'ordre du jour, très vite.
Finalement, après moult transactions administratives, Ludovic recoit ses 6,000 et quelques dollars de gains. Il a déjà donné 200 dollars de pourboire aux croupiers, et en redonne dix de plus au caissier. A la porte de la salle est intelligemment placé un bar ambulant. Quantité de boissons sont disponibles pour permettre aux joueurs récemment éliminés d'évacuer leur déception. Ludovic commande une bière et je l'imite.
Un voix teintée d'un fort accent germanique s'élève derrière nous. « I will have a glass of wine. Thank you, Ludovic ». Tout sourire, vêtu d'une veste militaire et coiffée d'une casquette à l'envers, nous reconnaissons Markus Lehman, alias l'homme-qui-a-empêché-Cuts-de-gagner-un-WPT. Si les deux joueurs ne se sont jamais plus affrontés à la table depuis leur tête à tête à Barcelone en octobre 2007, ils se croisent souvent et se respectent, s'apprécient même.
Lehman vient lui aussi de sauter dans l'argent, dans l'épreuve mixte Hold'em/Omaha. On trinque, et les deux joueurs se rappellent du bon vieux temps. « Tu n'as pas eu de bol de tomber contre un fish comme moi au WPT », taquine l'allemand. « Tu jouais tellement agressif », répond Ludo. « Relance 300,000, relance 300,000, relance 300,000, j'entends encore les mots dans ma tête. » On parle de la nouvelle génération. « C'est dur, de gagner de l'argent, maintenant », dit Lehman. « Il y a de moins en moins d'edge au No-Limit. Avec les livres, les sites d'entraînement, le niveau monte. » Ludo est d'accord. « Les joueurs sont tous les jours meilleurs. Combien de temps va encore durer le poker ? Quatre ans ? Cinq ans ? » Lehman pondère : « Le poker sera toujours là dans le futur. Mais surement pas aussi gros qu'en ce moment. »
On se rend sur le podium ESPN, et l'on s'assoit aux premières loges, sur le banc réservé à la presse. C'est le tête à tête final de l'épreuve de Deuce to Seven No Limit. Phil Ivey possède l'avantage contre John Monette, son jeune adversaire. Les gradins sont à moitié vides, par comparaison à l'affluence observée hier soirs lors du duel entre Eric et Freddie en Stud. Pas un bruit, ou presque, à part l'annonceur au micro : « Phil raises... And John is gonna lay it down. » L'annonceur trompe l'ennui en essayant de trouver le plus d'expressions différentes pour changer du mot « fold » : « release it hand », « mucks his cards », « he's gonna pass », « he's not gonna call ». L'action est quelque peu monotone, mais l'on reste quand même une bonne heure et demi, fascinés par le spectacle qu'offre le meilleur joueur du monde : pas un showman, c'est sur, mais un monstre de calme et de concentration. Un nouveau morceau d'histoire du poker est en train de s'écrire dans l'Amazon Room. Je ne voudrais pas être à la place de Monette quand Ivey le fixe de ses yeux ronds, qui ne tiennent pas en place : on dirait des boules de billard qui roulent dans ses orbites. Ivey joue un jeu posé, « small ball », relançant petit, grattant chaque jeton avec patience. On ne voit que peu de tirages : l'action s'arrête bien souvent au premier tour de mise. Monette tombe à dix grosses blindes, et commence à enclencher le mode « all-in ». Étonnamment, Ivey continue de relancer Monette, mais ne paie aucune de ses relances à tapis les dix premières fois. La onzième, il finit par s'engager, et demande une carte. Monette est « pat » avec une main correcte, et Ivey ne s'améliore pas. Double up. Deux minutes plus tard, Ivey paie à nouveau le tapis de Monette, et les deux joueurs restent « pat ». Monette retourne hauteur 10 (là aussi, une main correcte en tête à tête en 2/7), et Ivey ne peut montrer mieux. En vrai gambler high-stakes, Ivey demande immédiatement au croupier d'aller chercher dans le paquet la carte qu'il aurait reçue si n'était pas resté « pat ».
Monette possède désormais l'avantage, et pendant un instant, Ivey voit le titre lui échapper. Short-stack, il s'engage rapidement avec un monstre : 6-4-3-2, plus une carte à tirer. Monette est loin derrière avec J-T-8-5 plus une carte, et la meilleure main l'emporte. Les tapis sont revenus à égalité. Ludo est crevé, je l'accompagne jusqu'au taxi. Je croise les frères Boatman, Ross et Barry. Ils viennent juste d'arriver à Vegas, et se sont engagés dans l'épreuve Mixte. « Je tiens à peine debout », dit Barny. « J'essaie juste de ne pas me mélanger les pinceaux entre le Stud et le Stud High-Low ». Une situation qui arrive souvent en ligne, je réponds. « Oui ! », s'écrie Ross. « Hier, on jouait en tête à tête, et je l'ai relancé avec trois Rois. Il m'a payé tout du long, et j'ai mis du temps à comprendre que l'on était pas en Stud, mais en Razz. »
Je retourne sur le banc de presse, près du quel se joue l'épreuve mixte Omaha/Hold'em. Fabrice n'est plus, et ElkY ne va pas tarder à sauter. Je trie quelques photos, quand une bruyante exclamation se fait entendre sur le podium ESPN. « Ca ne peut être que Phil Ivey », dit un collègue. Je traverse la salle en courant : Phil Ivey est debout, entourée d'une marée de spectateurs. Les huiles d'Harrah's ont fait leur apparition : nulle doute qu'ils n'auraient pas fait long feu en cas de défaite d'Ivey. Mais non, celui qu'on surnomme de manière quelque peu raciste le « Tiger Woods du poker « a gagné, remportant son sixième bracelet en dix ans. Le premier prix est de seulement 96,000 dollars, mais il est de notoriété publique qu'Ivey a quelques paris en cours avec quelques high-rollers du genre d'Eli Elzera et Daniel Negreanu. On dit qu'il aurait parié trois millions sur lui-même. Avec une côte ne serait-ce que de 2 contre 1 (un minimum, mais surement plus), Ivey peut ainsi réclamer au moins six millions à ses amis, qui doivent être en larmes à l'heure qu'il est.
« Félicitations, Phil Ivey » dit Jeffrey Pollack devant les caméras. « Vous venez à nouveau de prouver que vous étiez le meilleur joueur du monde. » Ivey écoute avec un air incrédule. Pas du genre à supporter le cirque médiatique, le désinvolte Ivey ne reste pas plus d'une minute en place pour les photographes, bracelet à la main et sourire forcé au visage. Clic clic clic, dépêchons-nous, trop tard, il est déjà parti, suivi d'une armée de fans. « Ivey est ce qui se rapproche le plus d'une rock star dans notre milieu », souffle un collègue. Correct. Phil Ivey vit sur sa propre planète. Six bracelets WSOP en dix ans à peine. Il y en aura d'autres.
Une journée historique de plus aux World Series of Poker...