Le 15 mai 2017, lorsque l'organisation des World Series of Poker a annoncé l'abandon du concept de "November Nine", signifiant le retour de la table finale du Main Event au programme de l'été, dans la foulée des sept tours de jeu préliminaires, cela faisait un petit moment que nous autres reporters Winamax avions reservé nos billets d'avions et logements pour notre séjour annuel à Las Vegas.
Il faut dire que cette annonce capitale, qui signifiait que nous n'aurions plus à attendre trois mois avant d'assister à la conclusion du tournoi de poker le plus suivi de l'année, est arrivée un peu tard : deux semaines à peine avant le coup d'envoi des premières épreuves de la 47e édition ! Autrement dit bien longtemps après que le délai pour réserver quelque voyage transatlantique que ce soit pour un prix raisonnable ait expiré. Résultat : que ce soit Steven, Harper, Flegmatic, notre animateur radio Jay Pee où l'auteur de ces lignes, lorsque nous sommes arrivés à Vegas, notre billet d'avion retour à tous affichait une date qui n'était plus d'actualité, correspondant au lendemain des demi-finales du Main Event, et à l'avant-veille de la table finale. En un mot comme en cent : avec ce changement de programme de dernière minute, on avait un peu l'impression de s'être fait avoir !
Depuis 2008, année de naissance du concept de November Nine, nous nous étions habitués à l'atmosphère particulière, mi-figue, mi-raisin, qui régnait au centre de convention du Rio lors du Day 7 du Main Event, alias le dernier avant la finale. Joueurs comme organisateurs, couvreurs comme simple fans, tout le monde savait que cette ultime journée ne désignerait pas un gagnant, mais plutôt neuf moitiés de gagnants. Neuf finalistes qui seraient invités à revenir jouer une ultime partie de poker programmée trois mois plus tard, neuf joueurs avec qui nous aurions eu le temps de faire connaissance dans l'intervalle via les diffusions du Main Event sur la chaîne TV ESPN, des interviews, ou des apparitions sur d'autres tournois du circuit européen et américain.
Il y avait toujours comme un sentiment d'inachevé au moment de quitter le Rio au soir de cette ultime journée : notre dernier article de l'été ne ressemblait pas vraiment à une conclusion, avec une belle phrase se terminant un poil final. Il y manquait un gagnant, à cette conclusion, et la photo qui allait avec. Les lumières s'éteignaient, le plateau télé était demonté, et tout le monde rentrait chez soi avec seulement une moitié d'histoire à raconter. D'ailleurs, c'était souvent une histoire à la chute grotesque : l'élimination de Gaëlle Baumann en dixième place en 2012, celle de Daniel Negreanu en onzième place trois ans plus tard... Coitus interruptus : au moment où les lourdes portes du Rio se refermaient derrière nous, et à quelques heures du vol retour vers l'Europe, il était difficile de ne pas se dire : "Tout ça pour ça ?"
D'autant que, pour des reporters venant de loin tels que nous, la motivation à retourner à Las Vegas trois mois plus tard faisait souvent défaut. Certes, on salivait devant la perspective d'observer un Martin Jacobson dominateur de bout en bout, ou un Jonathan Duhamel au triomphe hilare devant des dizaines et dizaines de supporters québécois déchaînés. Mais ils nous fallait au minimum la présence d'un Antoine Saout ou d'un Sylvain Loosli, bref un joueur pour lequel nous avions développé un investissement émotionnel, pour nous pousser à se taper les vingt heures de voyage et assister en personne, plutôt que devant notre ordinateur, à la conclusion de la plus grosse partie de poker de la planète. Il en va ainsi du métier étrange que nous avons choisi de pratiquer sur les gros tournois de poker : une forme bâtarde de journalisme sportif, où plus souvent que jamais, nous mettons l'accent sur les joueurs dont le passeport est similaire au nôtre. Nous ne sommes pas nationalistes pour deux sous, mais à quoi bon faire 5000 bornes pour se rendre à Las Vegas si c'est pour écrire la même chose que les confrères américains qui l'écrivent bien mieux que nous ?
Depuis 2007, nos reportages se concentrent sur les joueurs français, leurs bonheurs, leurs malheurs, leurs petites et grandes histoires parce que c'est sur ce créneau que nous nous sentons le mieux à même de proposer un travail original et le plus complet possible. C'est pourquoi, lorsque je me retrouve à vivre le moment que nous avons vécu ce soir aux alentours de deux heures du matin, en voyant Antoine Saout et Benjamin Pollak se tomber dans les bras devant un parterre de Français rigolards sur le point d'entonner
La Marseillaise, je me retrouve dans la peau d'un Thierry Roland voyant Emmanuel Petit marquer le troisième but contre le Brésil le 12 juillet 1998. Quand il se passe quelque chose comme ça, difficile de garder son objectivité. Ces deux joueurs, comme des dizaines d'autres éliminés avant eux durant le tournoi, nous les suivons épreuve après épreuve, mois après mois. Nous les croisons dans les moments difficiles comme dans les moments de run good. Au fil du temps, on apprend à les connaître. On s'habitue à leurs défauts et à leurs excentricités. On développe des private jokes. On construit une histoire commune.
Et miracle : cette année, ce n'est pas un, mais deux joueurs français qui seront autour de la dernière table du Main Event des World Series of Poker autour de sept joueurs de talents venus d'Angleterre, Argentine, et des quatre coins des États-Unis. Qui plus est, cette fois, pas besoin d'attendre trois mois pour le dénouement : on connaîtra le Champion du Monde 2017 samedi soir, au terme d'une table finale étalée sur trois soirées. Pour la première fois de l'histoire du poker français, la partie de poker la plus importante de l'année va se transformer en sport collectif : le clan de supporters français n'aura pas qu'un seul joueur à soutenir !
Même en l'absence de joueurs français à la fin du Main Event, la bulle de la finale du tournoi le plus suivi de l'année est toujours un moment électrique, auquel tout fan de poker devrait assister au moins une fois dans sa vie (et pourquoi pas le vivre !). Chacun des dix joueurs est soutenu par une cohorte d'amis, de proches, de membres de la famille ou de joueurs du même pays. On peut presque toucher l'intensité du moment avec le doigt. Aucun des mecs assis à la table ne veut être celui qui va sauter, celui qui va délivrer les autres, celui qui va s'en aller, certes très riche, mais avec un nuage de déception au dessus de sa tête, et la prise de conscience que peut-être jamais il ne vivra ce moment une seconde fois dans sa vie, que jamais il ne traversera sept journées de poker et plus de 7 000 joueurs pour se voir recalé aux portes de la dernière fête, la plus belle de toutes. Entre les coups, des chants se font entendre, dans toutes les langues représentées à table. Souvent, les drapeaux sont de sorties. Les serveurs font des allers et retours incessants à mesure que les factions de supporters commandent des nouvelles tournées de bières, de cocktails voire même de shots. Pendant les coups, le silence est total : respect pour la partie en cours ! Mais dès que deux joueurs partent à tapis, la bronca est assourdissante : les cartes sont appelées de part et d'autre avec fureur.
"King ! King ! King !" "Deuce ! Deuce ! Deuce !"
Ce lundi matin à onze heures, nous attaquions notre dixième journée en immersion dans le Main Event. Face à nous, 27 joueurs seulement. Tout au long des neuf journées précédentes, nous avions traversé toutes les phases de cette épreuve interminable. Le gigantisme des trois Days 1 différents, et leurs quatre salles pleines à craquer de joueurs. L'éclatement de la bulle en fin de Day 3, seul moment où le poker devient un vrai sport collectif avec une émotion et une joie partagées simultanément par plus de mille joueurs, et les centaines de spectateurs les entourant. Puis la frénésie des éliminations des Day 4 et Day 5, où tous les joueurs ayant franchi l'argent avec un petit tapis se contentaient, la plupart du temps avec le sourire, d'une petite récompense et d'une belle histoire à raconter. Puis la longue marche vers la table finale, ponctuée d'éphémères success stories, de chip-leaders explosant en vol, de come-backs improbables, de stars du jeu malchanceuses devant les caméras, d'illustres inconnus se faisant un nom, de joies et de peines comme nul autre activité ludique ne sait en provoquer.
Tout au long de ces dix jours, nous avons vu le contingent français, énorme au départ (plus de 150 entrants) se réduire petit à petit, puis de plus en plus rapidement, la logique implacable des tournois de poker n'épargnant pas les joueurs tricolores, quand bien même leur talent est grand. Les premiers indices que nous n'étions pas en train de vivre un Main Event normal sont apparus dès la fin des trois Days 1, au moment de consulter les listings officiels : 117 Français avaient franchi le premier tour, un score au dessus de la moyenne des dix dernières années. Deux jours plus tard, ils étaient 34 à atteindre les places payées parmi un total de 1 084 joueurs. Là encore un bon chiffre, mais il était encore trop tôt pour s'enflammer.
Ce n'est qu'à la fin du Day 6 que nous avons véritablement pris conscience que, comme en 2009, comme en 2013 (quatre ans d'écart à chaque fois !), nous allions avoir l'occasion de vibrer autour de l'ultime table : ils étaient encore quatre Français parmi les 27 derniers joueurs. Et pas des moindres : des joueurs déjà titrés en live ou online, des joueurs ayant l'expérience des tables finales, des joueurs cumulant des millions de dollars de gains à eux quatre. Il aurait fallu sacrément jouer de malchance pour que tous échouent avant de rejoindre la dernière table. Le résultat final allait dépasser toutes nos espérances, et avant de se tourner vers la table finale, on terminera cet article avec une pensée pour ceux que l'on aurait aimé aussi y voir, ils le méritaient tout autant, Alexandre Réard et Valentin Messina, mais les cartes en auront voulu autrement aujourd'hui. Cela n'enlève rien à l'immensité de la performance qu'ils ont accompli aujourd'hui, durant sept jours d'un marathon ô combien épuisant et intense... La fin duquel nous allons assister aux premières loges, après avoir changé nos billets d'avion, et prolongé la chambre d'hôtel quelques jours de plus.
L'ambiance à deux heures du matin
1h du matin. Benjamin Pollak et Antoine Saout discutent entre deux mains. Ils ne le savent pas encore, mais la délivrance est proche.
1h18 : Michael Ruane est à tapis avec As-6 contre la paire de Valets de Damian Salas. November Nine en 2016, l'Américain est en train de jouer son dernier coup sur cette édition 2017. Les autres joueurs attendent le verdict : aucun n'est de son côté...
Le board n'apporte aucune aide à Ruane : l'Argentin Salas peut exhulter auprès de son clan.
Et le clan français d'en faire autant en compagnie de Benjamin et Antoine.
Même un pro expérimenté comme Benjamin Pollak n'en revient pas : ses dix ans de carrière ne l'avaient pas préparé à l'intensité du moment qu'il est en train de vivre
Tournée de shots pour Ben Lamb en compagnie de Jay Farber. Comme Antoine Saout, Lamb atteint la finale du Main Event pour la seconde fois.
Servez-vous : c'est offert par la maison
Jack Sinclair répond aux questions des médias
Pour la septième et dernière fois, les survivants comptent et emballent leurs jetons
Philippe Poutou, euh pardon Damian Salas représentera l'Argentine en table finale. On a bien failli en avoir deux, des Argentins, avec un Richard Dubini sautant en 12e place
Si vous ne connaissez pas encore John Hesp, vous allez l'adorer : le retraité anglais est d'ores et déjà le chouchou des médias et des spectateurs du streaming des phases finales
Le public français est lui aussi sous le charme, et a reservé une belle ovation au joyeux anglais
Les "July Nine" français passés sur le grill par nos reporters
Une photo souvenir avant d'aller se reposer (et se préparer !)