La revanche des Livetards
Il y a sept jours, nous donnions le coup d'envoi de notre reportage en terres normandes avec une phrase ironique mais non dénuée de sérieux du style « comme d'habitude, c'est un jeune allemand inconnu de 20 ans qui va triompher devant les centaines de français présents ». Le ton était donné : on ne le savait pas encore, mais on s'était complètement plantés, et c'est tellement bon de se planter, parfois.
Rien ne s'est passé comme prévu. Les têtes de séries, venues en nombres et attendues au tournant, ont toutes manqué le rendez-vous de la table finale. La finale, on la pressentait longue, très longue : tout s'est terminé avant le coucher du soleil. Kaspars Renga, le short-stack donné pour mort avant le premier coup de cartes ? Il a tenu bon jusqu'en cinquième place. Alex Wice, qu'on voyait mal manquer l'ultime duel ? C'est en troisième place qu'ils nous a quittés.
Et puis Lucien Cohen ! Qui est devenu ce soir le premier français à remporter l'EPT en France – il aura fallu attendre six ans, bon sang ! Six ans et quatre éditions de l'EPT Deauville qui ont vu défiler des vainqueurs sympa, gentils, propres sur eux mais jamais du coin. L'homme qui a mis fin à la malédiction est un joueur amateur de 47 ans. Un « livetard », comme on dit. Vous savez, ces joueurs que l'on aime à décrier, mais qu'au fond on chérit en secret, car ils sont toujours au rendez- vous pour apporter le spectacle. Ils n'adoptent pas forcément les stratégies en vogue du moment, ils ne tiennent pas forcément compte des mathématiques, mais leur présence à table est toujours remarquée. Après s'être plaint une semaine durant de la carence en joueurs fantasque de ce genre, la victoire de Cohen vient comme un joli pied de nez à nous autres « couvreurs » en manque de show !
« C'est un grand moment d'émotion », a commenté Lucien après sa victoire. « C'est l'une des plus belles journées de ma vie, après mon mariage et la naissance des mes enfants. Je suis heureux, heureux, heureux. »
« La finale a été dure, je me suis battu avec mes armes. Le dernier tête à tête a été fun. J'étais en position dominante. Je ne pense pas que mon adversaire avait une chance. »
« J'ai failli mourir dix fois pendant ce tournoi, et je me suis relevé dix fois. »
Rendons à César ce qui est à César : le parisien a su profiter des occasions qui se sont présentées à lui, et mérite amplement sa victoire, qui s'est jouée en une poignée de coups clés. D'abord ce full trouvé sur le turn avec une paire de 9 : quand le favori Alex Wice lui envoya le tapis avec un tirage couleur, Cohen n'eut qu'à pousser les jetons au milieu pour doubler son tapis. Face à des joueurs plus expérimentés que lui en No Limit, il fut loin de se laisser démonter, poussé par un public presque entièrement acquis à sa cause, et fit tourner la tête de ses jeunes adversaires à plusieurs reprises. Après avoir éliminé le même Wice sur une main facile – deux Dames contre As-Dame, le tête à tête contre Martin Jacobson, l'autre grand favori, ne fut qu'une formalité. Les Dieux du poker étaient avec Cohen ce soir, et il ne les a pas déçus : après la dernière main, sa joie fut réelle, et exprimée avec autant de force que possible.
Oui, c'est rare de voir un vainqueur aussi heureux lors d'un tournoi de poker. Trop souvent, des millionnaires se créent sans qu'il soit possible de leur arracher un sourire pour la photo souvenir. Les moqueurs peuvent se moquer du poker expressif à la française, les tatillons peuvent arguer du manque de sportivité qui caractérise ce genre de comportement flamboyant : qu'importe ! C'est aussi ça le poker : l'ivresse de la victoire, la joie absolue et définitive d'être le dernier debout, celui qui n'a rien, absolument rien à regretter.
Lucien Cohen s'est bien amusé aujourd'hui, nous aussi, et on espère que vous aussi, vous avez apprécié ce reportage en direct tout au long de la semaine. Car c'est une chose, au moins une, sur laquelle nous ne nous étions pas trompés : comme prévu, comme chaque année, cet EPT français était un concentré de fun, un vrai bonheur à suivre. Vivement l'année prochaine ! En attendant, je vous donne rendez-vous dès samedi le France Poker Tour, ça aussi ça devrait être sympa, avec 1,500 amateurs réunis au Louvre pour le coup d'envoi de la saison 6.
Benjo (avec Harper et Junior)
L'EPT de toutes les surprises
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