« Si vous arrivez à vous rappeler des années 60, c’est que vous ne les avez pas vécues. »
Ainsi parlait Paul Kantner, le fondateur du Jefferson Airplaine, à propos de la décennie des Beatles, de la guerre du Vietnam, du LSD, de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et de Martin Luther King, du « flower power » et des Black Panthers.
Une définition que l’on pourrait parfaitement appliquer aux dix premières années de l’European Poker Tour. Je le sais : j’y étais, j’ai tout oublié, et ces moments magiques dont j’ai tant de mal à me rappeler aujourd’hui, je ne les échangerais contre rien au monde.
Cette semaine débute la onzième saison de l’European Poker Tour. Le circuit avait débuté en septembre 2004 à Barcelone. La boucle est bouclée : dix ans plus tard, presque jour pour jour, nous voici de retour dans la capitale Catalane pour la centième étape du circuit.
Dix ans ! Dix ans déjà que le producteur télé et joueur de poker Britannique John Duthie a vendu à un grand opérateur de poker en ligne sa géniale idée d’un circuit de poker traversant les plus prestigieux casinos du Vieux Continent, de Barcelone à Monte Carlo en passant par Londres, Deauville, Vienne et Copenhague, lançant sans trop s'en rendre compte une révolution qui allait embraser l’Europe entière, faisant sortir de l’ombre une industrie jusqu’alors confidentielle en nos terres, pour la transformer en un business pesant plusieurs milliards.
John Duthie, créateur de l'European Poker Tour
Historiquement parlant, la mèche avait déjà été allumée une dizaine de mois plus tôt aux Etats-Unis, par quelques évènements cruciaux survenus simultanément : l’avènement de la pratique du poker sur Internet, la victoire d’un amateur inconnu nommé Chris Moneymaker aux Championnats du Monde, un joueur Internet justement, et le lancement réussi du World Poker Tour, offrant à des millions de téléspectateurs un spectacle d’un genre nouveau, incongru (des mecs qui jouent aux cartes ? C’est quoi ce truc ?) mais tellement prenant (oh, cet As sur la rivière, il a rien vu venir !), et inspirant moult vocations (moi aussi je peux le faire !). Quand la lame de fond eût fini de traverser l’Atlantique, l’European Poker Tour arrivait juste à temps pour offrir à des tonnes de nouveaux convertis leur premier vrai et beau circuit de poker.
Circuit ? Le mot « cirque » conviendrait mieux. Un cirque itinérant, bien entendu : joyeux et foutraque, sautant de capitale en capitale, de bord de mer en bled reculé, mélangeant allègrement grandes métropoles et petites villes-musée, emportant avec lui une caravane colorée et bordélique de joueurs, croupiers, superviseurs, techniciens de télévision, tous réunis dans la même délicieuse galère, faite de longues journées de travail et de courtes nuits de débauche, de joies fêtées avec une pinte de bière, de déceptions consolées par une autre pinte, et de tout un tas d’autres pintes, parce que l’on n’a jamais eu besoin d’une raison valable pour commander une autre pinte.
C’est que, pour l’auteur de ces lignes tentant de prendre un peu de recul, l’EPT ne fut pas loin d’être une école de la vie. J’avais 22 ans quand j’ai débarqué au milieu du foutoir, les yeux écarquillés, encore un peu étudiant, déjà un tout petit peu écriveur, à peine deux ou trois tournois au compteur, sans contacts ou presque, et avec pour seul bagage journalistique un ordinateur portable d’emprunt, un carnet et un stylo, et la capacité de pouvoir écrire sans faire (trop) de fautes d’orthographe, et encore. Il faisait très froid à Deauville cet hiver-là - comme chaque hiver, j’aurai l’occasion de m’en rendre compte les années suivantes - mais en salle de presse l’atmosphère n’aurait pu être plus chaleureuse et accueillante. Cinq jours plus tard, au moment de quitter mes nouveaux confrères Anglais, Allemands, Hollandais, et Suédois, je m’étais senti un peu triste, me disant que je ne dirai pas non à revivre un peu de ces moments-là. Je ne le savais pas encore, mais pour moi l’aventure ne faisait que commencer.
Une salle de presse encombrée, typique à l'European Poker Tour
C’est à l’EPT que j’ai appris ce que c’était une vraie nuit blanche, avec ces tables finales cauchemardesques s’étirant jusqu’aux petites heures de la nuit, bien après l’épuisement total de nos ultimes réserve de patience. C’est à l’EPT que j’ai appris l’Anglais, échangé tour à tour avec l’accent Finlandais, Espagnol, Polonais, Italien, Russe ou Portugais. C’est aussi à l’EPT que j’ai appris à boire, dans toutes les situations et toutes les positions, sur les dance-floors des orgies pantagruéliques organisées par le sponsor, dans des bars louches en compagnie de collègues non moins louches mais bien plus expérimentés que moi dans l’art du lever de coude, dans des chambres d’hôtel luxueuses aux frigos toujours bien remplis. Une éducation, je vous dis ! Peut-être pas une dont il faut être fier, mais que voulez vous, c’est le métier qui veut ça. C’est aussi à l’EPT que j’ai appris à vaincre, un peu, ma maladive timidité, trouvé une seconde famille, une famille déracinée que je voyais toutes les trois semaines mais jamais au même endroit, jamais au même casino, jamais au même hôtel, et noué des amitiés qui perdurent encore cinq, six, sept ans plus tard.
Les souvenirs me reviennent pêle-mêle, dans le désordre, flous et incomplets. Tu te rappelles, ce karaoké à Barcelone, quand tu as essayé de chanter en Catalan devant 300 Espagnols restant de marbre ? Et cette after à Dortmund, on devait être trente dans la chambre jusqu’à six heures du matin, dont au moins deux mecs qui devaient jouer la finale à midi, ils étaient pas frais en arrivant sur le plateau télévisé. Oh, mais et cette fille qui s’était entichée de toi, elle travaillait pour quel site, qu’est-ce qu’elle est devenue ? Et l’autre, l’Américaine, celle qui voulait absolument traverser la frontière à la nage, en train de se désaper à quatre heures du matin sur les rochers du Monte Carlo Bay avant de se foutre à l’eau, et de revenir en gueulant « J’ai nagé en France j’ai nagé en Fwwwwwance ! » Et cet avion que tu as manqué à Prague, je me demande encore comment tu as fait ! Le vol avait six heures de retard et tu t’étais pointé à l’aéroport avec deux heures d’avance. Et ce tête à tête en finale à Copenhague, quatre et heures et demi d’ennui total, quatre heures et demi à improviser au micro en direct, à raconter n’importe quoi, tout ce qui nous passait par la tête, et à boire n’importe quoi, tout ce qui nous passait sous la main ! Et bien sur que je me rappelle du jour où l’on s’est fait braquer, comment tu veux que j’oublies ?
Toutes ces capitales qui défilent par la fenêtre du taxi, jamais le temps de visiter, tous ces restaurants, parfois craignos, parfois magnifiques, ces soirées d’avant tournoi, ces soirées d’après tournoi, ces avions, ces trains, ces bus, toutes ces rencontres, les débats alcoolisés au comptoir interrompus par la fermeture du bar, et tous ces gagnants, leurs larmes de joie, pros et amateurs mélangés, beaucoup qui tombent dans l’oubli, quelques uns qui marquent, tous ces jeunes talents révélés, toutes ces tables finales, ces luttes de haute volée et passes d’armes mémorables, gagnants flamboyants et perdants magnifiques. Dix années qui sont passées en coup de vent, dix années au terme desquelles nous ne sommes plus tout à fait les mêmes.
Dix ans, cent tournois : vous l’avez compris, cette étape symbolique que franchit le plus ancien et le plus gros circuit de poker du continent Européen ne me laisse pas de marbre, et je ne suis pas le seul. C’est pour cela que dans les jours qui viennent, nous allons marquer le coup et allègrement mélanger passé et présent dans ces colonnes. On va puiser dans la boîte à souvenirs de plein de monde, et partager avec vous quelques anecdotes et souvenirs marquants de dix années d’European Poker Tour, racontée par une foule de joueurs.
Sans oublier, bien entendu, de s’intéresser à l’actualité de la semaine : si l’on en juge par l’activité à l’intérieur du casino de Barcelone, c’est une étape MASSIVE qui nous attend. Les tournois préliminaires ont explosé les compteurs (plus de 2300 joueurs inscrits à l’Estrellas Poker Tour à 1000€, plus de 800 au départ de la version à 2000€…), et les tables de cash-games sont une véritable ruche bourdonnant du matin jusqu’à cinq heures du matin. Même pour jouer aux blindes à 100€ et 200€, il faut attendre, c’est vous dire l’ampleur du truc !
La quasi-totalité du Team Winamax sera au rendez-vous de cette centième. Plusieurs de nos pros sont déjà en ville : lundi, Michel Abécassis atteignait la table finale d’un tournoi « seniors », et s’est engagé aujourd’hui dans le tournoi à 2000€ sus-cité en compagnie de Guillaume Diaz et Sylvain Loosli. Mikedou, lui, s’occupe en cash-game en attendant le Main Event dont le départ sera donné jeudi (Day 1A) et vendredi (Day 1B). Seront aussi au rendez-vous Manuel Bevand, Bruno Lopes, et notre Belge préféré Davidi Kitai, de même qu’une poignée de joueurs Winamax qualifiés lors de nos satellites du dimanche.
On se retrouve très bientôt pour le coup d’envoi de notre reportage, mélange de souvenirs et d’actualité au pays des tapas….
Benjo