Le Check-up : Vanessa Selbst vs Gaëlle Baumann
dansJeter une main quasi-max contre une pro aguerrie, est-ce vraiment envisageable ? João Vieira analyse pour nous l'une des mains les plus célèbres de l'histoire des WSOP.
9 juillet 2017 à Las Vegas. Des milliers de joueurs frémissent d'espoir et d'excitation sur le Day 1B du Main Event des WSOP, dont le coup d'envoi a été donné il y a à peine une heure. Au milieu de ce field hétéroclite, deux joueuses, et pas n'importe lesquelles, que la magie du tirage au sort a placé d'entrée de jeu à la même table : Gaëlle Baumann et Vanessa Selbst. La première, non contente d'arborer fièrement un W rouge, fait partie des Européennes préférées de l'organisation du tournoi et de la chaîne ESPN, qui gardent en mémoire son formidable parcours en 2012, brutalement stoppé en dixième place, aux portes de la table finale. Quant à la seconde, elle mérite encore moins d'introduction de l'autre côté de l'Atlantique, s'étant bâti une réputation et un palmarès à même de la faire figurer parmi les meilleures joueuses de tous les temps. Autant dire que la première feature table de la journée, retransmise en quasi-direct sur Internet et à travers toute l'Amérique via ESPN, est vite trouvée. Retrouver Gaëlle et Vanessa ensemble : en soi, c'est déjà un évènement au milieu de l'océan de joueurs anonymes qu'est le Day 1. Mais personne n'est prêt pour ce qui va bientôt secouer les murs du Rio et la planète poker toute entière.
Le coup en question ne sera pas décisif pour la suite du tournoi... après tout, nous ne sommes qu'au Day 1. Mais il fera le tour du monde en un temps record, faisant s'arrêter les parties de cash game de tout Vegas, les joueurs se levant de leurs chaises pour contempler sur les écrans TV un moment qu'ils savent immédiatement historique. Tout ça, en plus de faire figure de formidable cas d'étude sur les plans technique et mental, pour un coup confrontant deux profils de joueuses radicalement opposés. Un candidat idéal donc pour une nouvelle édition du Check-Up. Pour analyser cette main, nous avons fait appel à un coéquipier de Gaëlle (même s'il ne faisait pas encore partie du Team à l'époque), et non des moindres : João Vieira, alias Naza114. C'est le moment de débattre : ce setup était-il sans issue pour l'Américaine ? Aurait-elle pu se tirer de ce mauvais pas ?
PRÉFLOP
Nous jouons le tout premier niveau du plus beau tournoi du monde : blindes 75/150 (pas d'antes) et tapis de départ presque infini de 50 000. Même si Vanessa Selbst a perdu quelques plumes au cours des premières mains, pratiquement tous les stacks de la table dépassent les 300 BB. UTG+1, l'Américaine trouve deux beaux As et ouvre logiquement à 400. Au bouton avec une paire de 7 rouges, Gaëlle se contente de payer tandis que Noah Schwartz complète sa big blind avec une main hautement spéculative, J8.
L'analyse de João Vieira : Vanessa relance en début de parole d'un montant standard et Gaëlle paie au bouton, pour un move assez classique également. Pas grand-chose à dire là-dessus. Je pense en revanche que la grosse blinde suit avec une range un peu trop loose : en étant hors de position et avec de telles profondeurs des tapis, j'abandonnerais directement. Je pense que payer est une erreur, mais du côté de Selbst et Baumann, rien à redire.
FLOP : A75
On imagine que tous les téléspectateurs viennent immédiatement d'arrêter ce qu'ils étaient en train de faire pour se concentrer sur l'écran. Car ce flop est une véritable grenade dégoupillée : tout le monde a trouvé un petit (voire un gros) quelque chose. Avec son tirage couleur, même Schwartz conserve une chance dans ce coup. Ce dernier check et Vanessa commence à valoriser son brelan sur-le-champ avec un c-bet d'environ 55% du pot. Gaëlle paie sans sourciller. L'Américain décide de lâcher l'affaire.
L'analyse de João Vieira : Deux brelans sur un flop monocolore et les deux joueuses possèdent un stack très profond. J'aime la line choisie par Vanessa car elle a besoin de protection contre les tirages quinte et couleur de ses adversaires. J'aime vraiment son sizing : je pense que miser assez cher est la meilleure option. Un check/raise serait vraiment too much, cela donnerait beaucoup d'équité aux joueurs restants pour suivre. J'aime aussi le play de Gaëlle. S'il est vrai qu'elle peut relancer pour value dans le but de remporter le pot et obtenir un fold de la BB et des petits tirages couleur, je pense que contre Vanessa, il vaut mieux payer pour représenter une main faible et la laisser bluffer sur les streets suivantes. De plus, ce n'est pas une main pour créer un gros pot car quelqu'un peut avoir floppé une couleur, et il vaut mieux la jouer comme un bluff catcher contre Vanessa. Les deux joueuses jouent très bien le flop, en particulier Gaëlle, qui prend bien en compte les profondeurs des tapis.
TURN : A75 7
Boom ! La carte magique pour notre pro française. Ce 7 donne donne à Gaëlle une main virtuellement invulnérable : son adversaire n'a plus qu'un seul out, soit 2% de chances de l'emporter sur la rivière. Mieux encore, Vanessa ne sait pas que Gaëlle vient de toucher carré, alors qu'elle vient elle-même de trouver le full max, la deuxième main la plus forte à ce stade ! Elle check et O RLY mise 1 700 dans un pot de 2 675. Les esprits commencent alors à s'échauffer : Vanessa répond par un check/raise à 5 800. Après avoir fait un peu de cinéma, la Française paie la mise de l'Américaine. Cette dernière ne le sait pas encore, mais elle presque condamnée.
L'analyse de João Vieira : C'est ici que ce coup devient vraiment intéressant. J'aime beaucoup ce que fait Vanessa : elle met Gaëlle sur une range assez cappée, comprenant les couleurs, 55 pour brelan et quelques 7-x. Mais surtout, des mains qui ne sont pas des fulls et que Gaëlle pourrait être en train de slowplayer. Même si cela représente peu de mains, elle pourrait avoir float avec une couleur. D'autant que la dynamique met Vanessa dans la peau de l'agresseure initiale, alors que Gaëlle va jouer de façon plutôt défensive, en laissant son adversaire bluffer. C'est une situation à laquelle Vanessa est habituée et c'est pour ça qu'elle choisit de check/raise ce turn, parce qu'elle pense que Gaëlle a des mains fortes qui ne voulaient pas relancer au flop. Elle n'aura jamais deux 8 ou deux 9 avec un trèfle, qui sont des mains trop faibles pour seulement payer dans un pot multiway. C'est une très bonne décision car que peut-il se passer quand Vanessa check ? Si Gaëlle a une couleur, elle va miser, et Vanessa pourra relancer et construire un gros pot. Si Gaëlle a 55, 5-6 assorti ou 7x, elle va miser et, de la même façon, Vanessa relancera pour faire grossir le pot. Et si la Française a Roi-Dame avec un trèfle, elle devrait check, dans l'espoir de toucher sa couleur river et d'extraire le plus de value possible d'une mise de Vanessa. Je pense donc que le check est vraiment très bon ici.
Concernant Gaëlle, difficile de mal jouer cette main. Elle choisit un gros sizing, pour faire en sorte que Vanessa la paie avec un As. Je pense qu'elle pourrait miser un peu moins cher dans le cas où son adversaire a As-10 ou As-Valet, et pourrait abandonner face à la range très forte de Gaëlle, surtout dans un pot multiway. Cela dit, je pense que Vanessa va presque tout le temps payer. Gaëlle représente une très bonne main comme full, couleur slowplayée ou un As bien kické. C'est un bon sizing. Cela dit, je crois que Vanessa aurait pu relancer un peu plus cher car elle est un peu plus polarisée, surtout avec des tapis aussi profonds. Mais d'une manière générale, c'est très bien joué des deux côtés.
RIVER : A75 7 4
La dernière carte est une parfaite brique qui ne change rien pour personne. Vanessa choisit l'option "overbet" : 16 200 dans un pot de 14 275. L'objectif est clair : que Gaëlle la paie avec des mains moins bonnes comme des couleurs ou des fulls inférieurs, mais... surprise ! Sans broncher, l'Alsacienne s'empare de sa pile de jetons orange et la place au centre. C'est une relance valant 36 500 pions, qui implique donc l'intégralité du tapis de Vanessa. "Are you serious right now?", lâche l'Américaine entre deux rires nerveux, adressés moins à Gaëlle qu'à elle-même, avant de réfléchir sérieusement à sa décision. "Ça peut être un Main Event rapide pour moi, je ne sais pas si je suis assez bonne pour fold ça," poursuit-elle avant d'ajouter : "Je vais avoir besoin de beaucoup de temps, désolé".
Mais il ne lui faudra somme toute pas longtemps pour prendre sa décision : "Tu shoves A7 ici ? Je pense que tu as A7 donc je dois payer". Et Selbst de s'exécuter tout en demandant : "Tu as carré ?" "Oui", lui répond sobrement Gaëlle, qui double presque son tapis après une heure de jeu et met violemment fin au tournoi de sa rivale. "Je voulais fold, vraiment ! Mais tu peux avoir A7 donc comment je peux fold...", achève Vanessa, debout autour de la table mais toujours appuyée sur sa chaise. "Now you've got a story!" Oui, une sacrée belle histoire.
L'analyse de João : On arrive sur la rivière. Vanessa a compris la situation. Elle sait que Gaëlle se situe dans la partie haute de sa range avec soit full, soit une très bonne couleur. C'est pour cette raison qu'elle choisit l'overbet : elle veut extraire un maximum de value contre l'image que Gaëlle perçoit d'elle. Elle sait qu'il sera très dur pour la Française de passer un full ou une couleur avec des mains comme K10 ou KJ. J'adore ! Gaëlle a bien sûr la main la plus facile à jouer du monde et fait donc ce "mini-shove". Un play d'autant plus évident qu'elle s'est simplifiée la tâche en misant 1 700 au turn, avec aucune autre option ensuite que de payer pour enfin shove river. Avec cette relance de Gaëlle, Vanessa se retrouve dans un spot très compliqué. Les mises des deux joueuses constituent un dialogue marrant : "J'ai un monstre", "Non, moi J'AI un monstre, "Non, non mais j'ai VRAIMENT un monstre".
Toutes les décisions qui ont été prises jusque-là (le call 3-way flop, le check/raise turn, l'overbet river et le min-raise contre l'overbet) ont de quoi faire peur même à la meilleure main possible. Vanessa le sait. Elle sait qu'elle détient l'une des trois meilleures mains qui peuvent se jouer comme ça et que Gaëlle a l'une des deux meilleures mains. Dans les faits : Vanessa a les deuxièmes "nuts", le deuxième meilleur jeu possible sur ce tableau et Gaëlle, les nuts. Le truc, c'est qu'avec les cotes qu'a Vanessa, elle n'a besoin que d'avoir raison une fois sur quatre pour que le call soit rentable. Et il y a une chance, infime certes mais bien réelle, que Gaëlle parte à tapis avec A7. Gaëlle a beaucoup joué en cash game et même si je ne sais pas exactement jusqu'à quel point elle peut jouer de manière prudente, elle a eu l'occasion de me dire que, dans cette situation, jamais elle ne partirait à tapis avec A7. Vanessa ne le sait pas bien sûr, et c'est exactement pour ça qu'il lui est si difficile d'abandonner son full. Au final, elle ne gagne que contre ce combo et perd contre un autre combo. Donc même avec une cote de 3 contre 1, c'est très difficile pour elle de passer. Elle doit payer.
Les notes de João Vieira
Vanessa Selbst : 10/10
Vanessa joue extrêmement bien le coup alors qu'elle a la main la plus difficile à gérer. Sa mise au flop est bonne, son check/raise turn est bon et son sizing river est parfait aussi. C'est simplement un de ces spots où tu as beau te repasser l'action dans tous les sens, à la fin tu dois payer. C'est comme ça ! Face à un shove plus gros on pourrait débattre du fold mais ici je ne pense pas qu'elle peut jeter sa main, d'autant que Gaëlle peut montrer As-7. C'est seulement un combo de value, comme il n'y a qu'un seul combo de carré... J'insiste : elle doit payer.
Gaelle Baumann : 9/10
Elle aussi joue la main à la perfection même si ses décisions sont plus faciles à prendre. Le seul choix qu'elle a est celui de relancer ou non au flop. Le sizing turn peut se discuter également. À part ça, Gaëlle joue la main comme il fallait la jouer, en se contenant de payer au turn et ensuite de partir à tapis river. Il n'y a pas grand-chose de plus à dire.
LE VERDICT DE JOÃO
Bravo aux deux joueuses : elles ont toutes les deux très bien joué cette main. Je mets 10 à Vanessa parce qu'elle a les décisions les plus compliquées. Son check/raise turn est intéressant en plus d'être créatif, et son sizing river est excellent. J'aime beaucoup tout ça. Gaëlle récolte un 9 car sa main est plus facile à jouer, mais elle fait son travail à la perfection, surtout au flop. Pour le reste, c'est juste fou ! C'est très bien joué des deux côtés... et pour ce qui est du résultat : that's poker !Ce coup hors du commun a secoué la planète poker, avant de devenir un instant classic du Main Event des WSOP et d'être nommé parmi les coups les plus marquants de l'année. Une rencontre épique qui, comme évoqué en introduction, n'a malheureusement eu un qu'un maigre impact sur la suite du tournoi de Gaëlle. Après une série d'interviews de la part d'une presse américaine qui n'allait certainement pas laisser passer cette occasion de la remettre en avant, O RLY terminera la journée avec un tapis sensiblement équivalent à celui qu'elle avait après ce coup, pour se faire cruellement éliminer en milieu de Day 2 sur une autre rencontre inévitable : deux As craqués par deux Rois. On ne peut pas toujours être du bon côté du setup.
Et vous, auriez-vous trouvé un fold dans cette main ? Réagissez sur nos réseaux !
A lire aussi : le blog de Gaëlle sur ce coup mémorable
Article original par David Sarabia pour Winamax.es
Traduction et adaptation par Rootsah et Flegmatic
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