Le Check-up : Jonathan Duhamel Vs Matt Affleck
dansQuand le destin vous crucifie aux portes de la plus belle finale du monde : retour sur un bad beat à pleurer en compagnie de notre Team Pro Gaëlle Baumann.
On est tous d’accord : le Main Event des WSOP est un tournoi à part. Chaque édition écrit un peu plus l’histoire du poker. Mais comme le bon vin, il y a parfois des grands crus qui se posent au-dessus du lot, et dont nos papilles de fans de poker se rappelleront toujours. Prenez la cuvée 2010, par exemple. Un tournoi bien gouleyant pour une belle dégustation : une star au top, Michael "The Grinder" Mizrachi. Un pro sur un nuage, Jonathan Duhamel. Et surtout, des coups d’anthologie : il y a le retour de l’enfer de Filippo Candio ; ce triple retournement de situation entre Mizrachi et Matthew Jarvis ; ce 6-bet all-in en bluff de Joseph Cheong à trois joueurs restants (mauvaise idée, mais l’intention y était) ; et au sommet, cette confrontation mutanesque entre Jonathan Duhamel et Matthew Affleck, directement millésimée dans le Top 10 des mains les plus incroyables du Main Event. Un monster pot fort en émotions, que Gaëlle Baumann, qui allait elle aussi entrer dans la légende du tournoi par la suite, notamment pour des coups marquants (pour le pire, puis pour le meilleur), dissèque pour vous dans cette nouvelle édition du Check-up.
PRÉFLOP
On se retrouve en demi-finale du tournoi, avec 15 joueurs encore candidats aux près de 9 millions de dollars promis à la gagne. Tous ont plus de 66 heures de jeu dans les pattes depuis les Days 1 (on en est au Day 8). Alors quand Jonathan Duhamel, chipleader de la table télévisée, relance à 575 000 au cut-off avec une paire de Valets, et que Matt Affleck découvre deux As au bouton, on sait que l’on peut assister à une main diabolique… Le grinder américain garde cependant sa lucidité, et surrelance à 1,55 millions. Les blindes passent et le Canadien, confiant, 4-bet à 3 925 000. Affleck se contente de payer, passant en mode « trap ».
L’analyse d’O RLY : un coup entre deux joueurs compétents qui débute de façon totalement standard : la relance à 2,4 BB de Duhamel avec JJ au cut-off, suivi d'un 3-bet au bouton d'Affleck avec une paire d'As. Le coup prend une toute autre dimension au moment où Duhamel décide de 4-bet sa paire de Valets hors de position. Malgré les deux tables restantes dans ce Main Event, les deux joueurs ne se sont pas croisés auparavant : il n'y a donc aucun historique qui justifie une dynamique aussi agressive et l'option qu'a choisi Duhamel avec autant de profondeur. En effet, à 15 joueurs restants du plus gros tournoi de l'année et étant tous les deux parmi les chipleaders, il aurait tout intérêt à simplement payer le 3-bet d'Affleck et jouer postflop afin de limiter la variance au maximum. Hormis l'avantage en terme de stratégie à ce moment du tournoi, les avantages purement techniques pour payer sont les suivants : garder des bluffs et des mains dominées dans la range d'Affleck, mais aussi ne pas se retrouver dans une situation délicate si Affleck décide de 5-bet à tapis. JJ n'est pas une main qu'on a envie de 4-bet call, et encore moins de 4-bet fold... Affleck se contente de payer avec sa paire d'As. L'argument qu'on peut trouver à 5-bet shove directement, c'est qu'il n'y a pas d'historique entre les deux joueurs. La probabilité que Duhamel soit en value me paraît donc un peu plus élevée. Mais il ne faut pas oublier également qu'on parle d'une main de 2010, où la fréquence de 4-bet bluff était plus importante que de nos jours. Affleck a la position, la main va rarement être très compliquée à jouer. Je considère que ce call est une option tout à fait valable de sa part dans la mesure où il conserve la range de bluffs de Duhamel, que le pot au flop fera plus de 8 millions et qu'il restera alors 16 millions à Affleck. Il sera donc facile de partir à tapis dès le turn.
FLOP : 1097
Aucune tête, mais un 10 et un 9. Redoutant peut-être que Matt ait frappé le flop, Jonathan préfère checker. Comme attendu, le fan du base-baller Ken Griffey Jr., tendu comme un string, envoie un gros parpaing de 5 millions dans un pot de 8 450 000 jetons. Difficile pour Duhamel d’abandonner maintenant, d’autant qu’il a un tirage gutshot en plus de son overpair. Il avance une grosse pilasse de jetons et paye.
L’analyse d’O RLY : Duhamel se retrouve dans une position inconfortable. Il n'a pas envie de continuation-bet et de se faire relancer, il décide donc de check-call. En termes de ranges, Duhamel n'a jamais 77 ou 99, même TT me paraît improbable dans cette situation : je pense que JJ était le bottom de sa range de 4-bet en value préflop. Parmi ses bluffs, il peut avoir des connecteurs comme 8x, QJ, KQ, KJ, éventuellement A8s, mais il aurait souvent placé un petit continuation bet en espérant réaliser son équité avec ces mains-là. 9Ts, 97s et les éventuels TT auraient c-bet le flop en value. Il se retrouve finalement assez face up sur des overpaires au board ou Tx, 9x, des mains qui ont de la showdown value et passent en mode check-call pour contrôler la taille du pot. La range perçue d'Affleck quant à elle comprend évidemment des nuts AA/KK/QQ, mais aussi AQ, peut-être AJs et possiblement quelques Axs et connecteurs assortis de type 78s+ qui ont une cote alléchante pour call préflop et jouer en position, vu le faible montant du 4-bet de Duhamel. Contre la partie de cette range qui va miser le flop (essentiellement 99+, 78s, 89s, 9Ts, QJs, KQs, de temps en temps JTs), la main de Duhamel se comporte tout de même bien et le call est justifié. Affleck de son côté a raison de miser, puisqu'il est devant son adversaire une très grande majorité du temps et qu'il a beaucoup de value à extraire. Le montant de sa mise d'environ 60% du pot me paraît adapté, car Duhamel va call toutes ses paires ici malgré un sizing relativement gros.
Matt Affleck revient sur le coup de poker d'une vie...
TURN : 1097 Q
Cette Dame améliore un peu le jeu du Canadien, lui offrant un tirage quinte par les deux bouts. Il check encore. Matt prononce alors la phrase fatidique : « I’m all-in ». Si Duhamel paye, le vainqueur du coup s’emparera d’un énorme chiplead, s’assurant presque une place parmi les November Nine pour une finale qui pourrait changer la vie des deux joueurs. Jonathan réfléchit plus de cinq minutes, et annonce « call ». Le pot fait 41 710 000 jetons et il n’a que 21% de chances de l’emporter…
L’analyse d’O RLY : La Dame n'est pas la meilleure carte pour Affleck, puisqu'elle peut donner deux paires ou brelan à son adversaire (QTs, Q9s, QQ). Cependant, il ne s'agit que de quelques combos, et Affleck est toujours favori contre la range de Duhamel, d'autant plus que le pot est déjà très conséquent. En faisant tapis, il peut toujours se faire payer par des mains qu'il domine, les overpairs et les top pairs qui ont en plus un tirage quinte. Le check pourrait cependant être une option tout à fait envisageable : Affleck peut être quasiment drawing dead sur ce turn et ce serait catastrophique pour lui de se retrouver dans cette situation. De son côté, Duhamel décide de payer avec sa paire de Valets et son tirage quinte par les deux bouts. Je pense qu'il a largement surestimé la fréquence de bluff de son adversaire à ce moment-là du tournoi, d'autant plus au vu de l'action préflop. Pour que le call soit bon, il aurait fallu à Duhamel une équité de quasiment 40% contre la range adverse, ce qui est selon moi loin d'être le cas vu les enjeux et la situation particulière du tournoi. Si Duhamel décide de fold turn, il lui reste un tapis confortable de 20 055 000 soit 83,5 BB. Même s'il avait eu les cotes, le call reste discutable, car être à 15 joueurs restants dans le Main Event, c'est une chance inouïe et tellement rare qui appelle souvent à un jeu plus solide qui va limiter la variance au maximum.
RIVER : 1097 Q8
Terrible désillusion pour Matt Affleck : Jonathan Duhamel touche l’un de ses 10 outs à la river. L'Américain s’effondre, et peine à retenir ses larmes, choqué comme tout le reste de l’assemblée. Après avoir perdu cet énorme pot contre le seul joueur qui le couvrait à la table, le grinder est éliminé. Les images de sa sortie de l'Amazon Room, où on le voit jeter rageusement sa bouteille d’eau puis pleurer dans les couloirs du Rio, sont restées dans les mémoires… L’énorme billet de 500 000 $ qu’Affleck remporte pour sa 15e place paraît bien dérisoire par rapport à sa détresse, lui qui pensait que son heure était venue après avoir spew un énorme tapis l’année précédente dans ce Main Event, qu’il avait achevé à la 80e place. On reverra le pro les années suivantes sur deux tables finales WSOP.
Quant à Jonathan Duhamel, il s’octroie alors 23% des jetons en circulation à 14 joueurs restants, et amènera son tapis jusqu’à la victoire finale, confirmant par la suite ses talents sur les tables du monde entier. Bon, il se fera tout de même voler son bracelet de champion du monde, qu’on retrouvera plus tard… dans une poubelle.
LES NOTES DE GAËLLE :
Duhamel a fait une grosse erreur préflop, qui a des répercussions importantes sur le déroulement de la main postflop. Au flop, le check call est normal. Mais au turn, Duhamel a un fold facile et un spot dans lequel il n'aurait jamais dû se retrouver.
Matt Affleck : 8/10
Les décisions d'Affleck préflop et au flop sont tout à fait correctes. On aurait également pu considérer un shove préflop, mais les arguments en faveur du call sont valables. Au turn, la question de shove ou de check peut se poser. Cependant, il y a tellement peu de mains qui nous battent et beaucoup de value à prendre que le shove est justifié. L'enjeu du tournoi peut cependant nous dicter plus de prudence. Mais il ne s'agit pas non plus de déjouer et de checker par peur. Affleck a suivi son plan, bien joué à lui.
LE VERDICT DE GAËLLE :
Vu l'enjeu incroyable de ce tournoi, Duhamel s'est mis dans une situation susceptible d'entraîner beaucoup trop de variance. N'oublions pas qu'il est à 15 joueurs restants de 9 millions de dollars. C'est la chance d'une vie, que la majorité des joueurs n'auront pas le plaisir de connaître. Même après son erreur préflop, il aurait pu rattraper le coup, folder le turn et conserver un très beau tapis. Son call est décidément spewy. On ne peut pas supposer qu'un joueur qu'on ne connait pas, sous prétexte qu'il a des jetons et qu'il est issu de la jeune génération online (pour l'époque), va bluffer ce spot précis avec tant d'enjeux à une fréquence optimale. Heureusement pour lui, il a été récompensé pour une mauvais décision, comme c'est souvent le cas dans notre jeu préféré. La suite de l'histoire, on la connait !
Et vous, qu'auriez-vous fait à la place des deux joueurs ? Réagissez sur nos réseaux !
Le Check-up : tous les articles de la rubrique
Les pages à suivre :