Winamax

Arrested Development (fin)

Par dans

Avertissement : par respect pour la vie privée des protagonistes de cette histoire, leurs noms ou surnoms ont parfois du être modifiés.

Jeudi 12 février. 10 heures 30. Un des officiers haut gradés en charge de l'affaire entre dans la salle de garde à vue et ouvre ma cellule. Il se tourne vers moi.
 
« Tu vas nous suivre, s'il te plaît. »
 
Dans son bureau, l'officier m'offre généreusement trois cigarettes. Un signe qui ne trompe pas : l'interrogatoire va être long. Je demande à passer un coup de fil. Jusque là, on m'a interdit le téléphone et je n'ai toujours pas pu prévenir ma famille.
 
« Les questions d'abord, le téléphone après. »
 
Ils étaient deux flics dans le bureau, des flics intelligents capables de comprendre assez vite comment tourne une partie de poker. En revanche, mes arguments se devaient d'être d'une clarté sans faille.

J'aperçois l'audition de Monsieur Patel sur le bureau. J'essaie de la déchiffrer, mais elle est à l'envers. L'officier me tend les feuillets, et me demande de les lire.
 
La déposition de Patel fait remonter l'histoire au mois de novembre de l'année dernière, époque où il disputait ses premières parties au cercle. Il raconte que les parties étaient jouées aux blindes 5€/10€, et qu'il gagnait tout le temps. Ensuite, c'est quand les enchères sont devenues plus importantes qu'il a commencer à se faire raser.
 
J'explique aux flics que je ne jouais pas chez Bibi en ce temps là, justement parce que les parties n'étaient pas très intéressantes pour moi.
 
A propos des parties plus grosses qui ont suivi, Patel explique qu'il sentait dès le début que « quelque chose clochait », à cause de la dynamique très agressive de la partie. Les coups à 8,000 euros étaient légion durant les premiers tours de table.
 
A cela, il est facile de répondre : les débuts de partie suivent toujours le même schéma. Les joueurs flambent pendant une heure à coups de tapis préflop, car ils n'ont pas encore beaucoup d'argent devant eux. La présence de Brice et Chaval à la table n'arrange pas les choses : dans les prémices d'une partie de poker, ce sont de vrais malades.
 
Ce qu'il faut savoir, c'est que Patel est habitué à gagner un ou deux jolis pots durant les premières mains, puis à préserver son avance jusqu'à une heure convenable : monsieur travaille, et peut donc s'excuser tôt. Sauf quand il se fait dépecer : là, il jouera jusqu'à midi le lendemain. Et c'est ce qui a fini par se produire, bien sur. Dans cette partie où « quelque chose clochait », Patel avait perdu plusieurs caves assez rapidement.
 
« D'accord sur ce point. Maintenant, est-ce que tu avais un associé à la table ? »
 
Je réponds par la négative.
 
« A ta connaissance, y avait-il des joueurs associés à la table ? »
 
Pas à ma connaissance.
 
« Alors, comment est-ce que tu expliques cet enregistrement ? »
 
L'officier pose sur son bureau un magnétophone, qu'il enclenche. Deux voix s'élèvent. Une conversation téléphonique. Quelqu'un était sur écoute. Les voilà, les fameuses preuves tant attendues.
 
Ce que j'entends, c'est un échange entre Bibi et un autre joueur – un bon joueur. Une conversation qui a eu lieu après que Patel ait perdu 100,000 euros, mais avant qu'il ne reperde à nouveau gros lors de la partie suivante.
 
Bibi demande à l'autre : « Alors, tu viens jouer ce soir ? »
L'autre : « Ça dépend, la partie est belle ? »
Bibi : « Bien sur, qu'elle est belle. Patel va venir. »
L'autre : « Ouais, mais tu sais, la dernière fois, ça jouait un peu trop cher pour moi. »
Bibi : « T'inquiète, on va s'arranger. Je te finance une partie de ta cave. On va le torpiller, le Patel. »
L'autre : « Mouais, ça reste à voir. »
 
Clic. Fin de la conversation. L'officier me fixe du regard.
 
« Alors Antony, tu peux m'expliquer tout ça ? »
 
Je peux. Pas facile, mais je vais essayer.  D'abord, il faut savoir que prendre un pourcentage de l'action d'un joueur est monnaie courante dans le milieu du poker. Et parfois, cela arrive alors que l'on est assis à la même table que le poulain. Cela m'est arrivé de le faire moi-même, il y a pas longtemps. J'avais investi pour un tiers de la cave d'un joueur. Un très bon joueur, mais qui manquait de confiance en lui. Cela ne nous a pas empêché de jouer à la même table, et d'essayer de nous prendre nos sous.
 
Parce que pour moi, il n'y a pas de problème à jouer à la même table qu'un partenaire. Cela ne va pas changer ma manière de jouer. Je veux dire, cela reste de l'argent. Si je joue un coup à 100 euros contre un poulain financé à un tiers, je vais prendre 67 euros quand je gagne le coup. Mais je vais voir s'envoler les mêmes 67 euros quand je perds le coup. Aucune différence. Et si une tierce personne est impliquée dans le même coup, je ne vois pas l'intérêt de faire de la collusion, puisque l'un de nous perdra forcément de l'argent dans l'affaire.
 
Le vrai risque de triche survient quand deux joueurs sont associés à 100% à la même table. Quand on a deux joueurs mutualisant l'intégralité de leurs pertes et gains à la fin d'une séance... Oui, là, on peut parler de triche car cela met les autres joueurs en position défavorable.
 
Ici, ce qui s'est passé, c'est que notre hôte Bibi, après avoir perdu 70,000 euros lors de la partie précédente, a bien été obligé de se rendre compte qu'à part Patel, les autres joueurs de la partie étaient meilleurs que lui. Il a donc pris l'initiative d'investir sur un bon joueur. Dans ce contexte, je ne pense pas qu'on peut parler de triche à proprement parler.
 
Les flics me font ensuite lire un passage de la déposition où Patel explique, ouvrez les guillemets, que « l'emplacement physique des joueurs faisait qu'il [Patel] lui était impossible de gagner. »
 
Avec difficulté, je finis par comprendre que Patel parle ici de la position à la table. Concept clé au poker s'il en est.
 
Je réponds que oui, en effet, au poker, on dispose d'un net avantage à agir après un adversaire. On appelle ça « avoir la position. » Mais le truc, c'est que, peu importe que l'on soit deux, quatre, sept ou dix joueurs assis à une table de poker, on agira toujours après et avant quelqu'un. Lors de cette partie, Patel avait le choix : nous étions cinq joueurs à table pendant la majeure partie de la soirée. Il pouvait donc s'assoir où il voulait. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait : par trois fois, il a changé de place, avant de finalement trouver le siège éjectable qui lui convenait.
 
Je poursuis en leur expliquant que moins il y a de joueurs à la table, plus la technique et les nerfs ont de l'importance. Ce qui, bien entendu, n'arrangeait pas les affaires de Monsieur Patel : ses chances de gagner autour d'une table short-handed telle que celle-ci n'étaient guère élevées.
 
D'ailleurs, petite parenthèse, histoire de démontrer ce que j'avance : la moitié de mes gains lors de cette soirées furent issus de deux énormes bluffs.
 
Voyons le premier. En main, je détiens [Ad][Qh][9c][8c][7h]. Oui, on jouait certains coups en Omaha 5, selon les envies du donneur. A ce moment, je suis gagnant d'environ 35,000 euros. Chaval est en tilt, mais il vient de remporter un joli pot, ce qui devrait le calmer un peu. Bibi et Patel sont perdants d'environ 30,000 euros chacun.
 
Les joueurs s'excitent un peu sur le premier tour d'enchères, et il y a déjà 3,600 euros au milieu quand le flop tombe [Td][6h][4c]. Je me retrouve avec un joli tirage de quinte à treize outs, plus trois tirages couleurs en backdoor – deux vrais, et un faux que je peux éventuellement bluffer si l'occasion se présente.
 
Chaval checke. Patel mise le pot. Je paie au bouton, et Chaval passe. Je suis maintenant en tête à tête contre Patel. Le turn est le [Jd].
 
Patel ne s'arrête pas en si bon chemin, et mise 8,000 euros. Il a misé moins que le pot : j'écarte donc la possibilité d'un brelan. Il ne va pas miser avec un tirage. Il a donc quelque chose comme deux paires, avec peut-être des possibilités d'amélioration. Cela me donne de bonnes raisons de payer, même si j'ai manqué mes tirages de couleur backdoor.
 
Rivière : [3s]
 
J'ai complètement manqué mon tirage de quinte. Je suis « à poil » avec hauteur As. Il y a 27,000 euros au milieu du tapis. Et voilà Patel qui mise tout petit : 5,000 euros. Il ne lui reste qu'une quarantaine de plus derrière lui. Je le couvre. Je ne pense pas qu'il ait misé aussi faiblement  pour me pousser à bluffer. Cela ressemble plus à un blocking-bet d'un joueur qui a peur, et veut en finir avec la main.
 
Mes choix sont limités. Soit je me couche, soit j'envoie le tapis. A la table, j'ai une image très solide – jusqu'à présent, je n'avais montré que des jeux énormes ce soir là. Alors j'appuie sur la gâchette, et pousse tous mes jetons au milieu.
 
« Quoi, tu as encore trouvé une quinte ? J'en ai marre de toujours perdre à la dernière ! »
 
Mon image est encore meilleure que je ne le pensais : Patel n'a pris que dix secondes avant de jeter ses cartes. Je lui dis qu'il a bien fait de passer...
 
Mon deuxième gros bluff de la soirée va arriver beaucoup plus tard, mais à un moment clé. Patel vient de se faire raser. Il recave à hauteur de 50,000 euros. Dans ma tête, je me dis que j'ai intérêt à rester le plus longtemps possible à la table : la partie est loin d'être terminée.
 
A nouveau, avec 2,600 euros au milieu, le pot est déjà bien garni quand le flop tombe [Qs][Jd][6h]. Ma main : T9857 – les couleurs n'ont pas d'importance. Je parle en premier. Je checke. Chaval, Bibi et Patel font de même.
 
Turn : [6s]
 
Je checke, ayant déjà en tête le coup suivant. Chaval et Bibi checkent aussi. Patel mise le pot. Je devrais jeter mes cartes, mais je ne sais pas ce qui me prend : mon côté sale gosse me commande de relancer à hauteur du pot. Parce que je sais exactement ce avec quoi Patel a misé : un Valet, et un 6.
 
Pourquoi  ? Je connais ses tendances. Avec un brelan ou deux paires max au flop, où même deux paires moyennes (genre Dame-6) il aurait misé tout de suite. Or, il a checké. Quand il mise le pot sur le turn, Patel a déjà trouvé son full. S'il n'avait qu'un 6 en main, il aurait misé moins cher.
 
Je check/raise donc, misant le pot pour un total de 10,400, en espérant que Patel me paie. Eh oui. Je veux qu'il me paie. Parce que je sais qu'il n'osera pas payer à la rivière. Je sais que je vais pouvoir le pousser hors du pot en envoyant une deuxième salve sur le dernier tour d'enchères : il vient de recaver, et la perspective de reperdre un gros pot d'entrée lui ferait trop mal. Il en aurait honte.
 
Patel suit, et la rivière est le [4d]. J'enclenche l'ultime manoeuvre de mon plan machiavélique en misant vingt jolis petits jetons roses de 1,000 euros. Il réfléchit un peu plus longtemps que tout à l'heure, mais sa décision finale est identique : il jette ses cartes, en les montrant à toute la table. Parmi ses cinq cartes : un Valet, et un 6. Exactement ce que j'avais en tête. Les autres joueurs hochent la tête : « Bien passé... C'était pas évident à jeter ! » Ils pensaient tous que j'avais deux Dames en main !
 
Deux énormes bluffs, deux mains qui prouvent que si j'étais à la table de Patel ce soir là, c'était pour jouer au poker, pour faire la guerre, et pas pour escroquer un pigeon tel un truand à la petite semaine... Ces deux énormes bluffs, je ne me suis pas donné la peine de les raconter aux policiers lors de mon audition. A quoi bon ? Il déjà difficile pour un novice de comprendre les règles du Texas Hold'em... Alors, des bluffs en Omaha à cinq cartes, n'en parlons même pas.
 
Midi et demie. Je respire un grand coup et allume la troisième cigarette. Je pense que j'ai convaincu mes interlocuteurs. Ils m'ont posé beaucoup d'autres questions, sur le boom du poker, les tournois internationaux... Ils étaient passionnés, autant par leur propre job, que par le mien. On a commencé à se tutoyer. « On aurait bien besoin d'un conseiller poker », qu'ils m'ont dit. « Niveau technique et finances, on est pas au point. » Je ne savais pas trop s'ils étaient en train de se foutre de moi. Je me suis contenté de sourire.
 
On m'accorde enfin un coup de téléphone. Un seul. C'est ma mère que je veux joindre d'abord, pour la rassurer. En fait, il s'avère qu'elle a déjà été prévenue par un ami de la famille. Je n'ai même pas besoin de lui demander de m'apporter de la bouffe chinoise venant du délicieux resto près de chez moi. Non, elle est déjà en route avec les nems et poulets à la pékinoise ! Brave maman !
 
Je retourne en cellule pour constater que Brice est en train de péter les plombs. Trente-six heures de détention, c'est pas bon pour le cerveau. A peine ais-je le temps d'essayer de le calmer un peu que ma mère est là. Je n'ai pas le droit de la voir. Un flic nous amène les sachets repas qu'elle a apportés. Je m'occupe de les repartir entre mes compagnons de cellule. On mange. C'est bon. On revit. Je suis content de pouvoir redonner un peu d'humanité à mes amis.
 
17 heures. Tout comme hier, nos amis de l'équipe de l'après-midi viennent remplacer la bizarre équipe du matin. On nous prévient que désormais, deux issues sont possibles pour nous : soit nous serons libérés dans les trois heures à venir, soit nous serons déferrés. J'ai retrouvé le moral depuis mon dernier interrogatoire, mais je préfère de ne pas être trop optimiste. Histoire d'éviter la déception.
 
17 heures 20. Un des officiers de la PJ débarque, et ouvre une à une toutes les cellules. « C'est fini ? » demande un des croupiers. « Non, c'est l'heure de la reconstitution. »
 
La reconstitution ! Comme dans les grandes affaires criminelles. Sauf que là, l'arme du crime est une table de poker, des cartes et des jetons. Et les suspects, de bêtes joueurs de poker. On nous emmène jusqu'à un bureau. Tout le matériel nécessaire est présent pour recréer la partie.
 
Le croupier s'assoit à sa place, et montre comment il prend le rake. Nous faisons une partie en play money, sans recaves. Autour de la table, quatre joueurs, dont moi, et deux officiers de la police judiciaire : des pigeons... Pardon, des poulets ! (Messieurs les OPJ, si vous me lisez, désolé, j'ai pas pu m'en empêcher !)
 
Je me retrouve en tête à tête contre un officier, et gagne de justesse le tournoi avec Roi-6 contre Valet-9 assortis. Ma réputation de joueur pro est sauve ! C'était la première, et j'espère la dernière fois de ma vie que je jouais au poker en taule.
 
L'ambiance est détendue. On fait des photos avec les flics. Bibi est là aussi. Il a encore le courage de faire de l'humour en demandant en croupier de ne pas se tromper sur le montant du prélèvement. Un des uniformes nous amène jusqu'à la salle des trophées. Au mur, des photos de leurs plus belles arrestations. Ils nous racontent quelques unes des interventions musclées auxquelles ils ont participé. La pression est retombée : je sens arriver la fin du cauchemar.
 
20 heures. C'est terminé. Je suis appelé pour signer les formulaires de sortie. Les autres joueurs aussi. D'autres seront moins chanceux... Bibi et les employés du cercle sont maintenus en détention, et repartent vers le dépôt. J'ai mal pour eux. Je remercie les gardiens pour leur gentillesse, et promets de passer les voir très bientôt pour leur offrir un bon repas chinois.
 
Je suis libre. Je marche dans la rue avec Stéphane et Brice. Arrivé à l'Aviation Club de France, on se sépare.  Au terme de presque quarante-huit heures de détention, j'ai besoin d'un changement de décor. Je traverse la rue et prends une chambre au Fouquet's. Je n'avais qu'une seule chose en tête : prendre une douche. Et aussi me changer, me débarrasser de ces fringues que je portais depuis deux jours. J'ai appelé le concierge pour qu'il aille me chercher un jogging, un pull et des baskets, et je me suis évanoui sur le lit. J'ai dormi plus de seize heures...
 
Le lendemain matin, reposé et de nouveau muni d'un cerveau en état de marche, je repense à ce qui s'est passé. Je me dis que bien sur, j'aurais mieux fait de me contenter d'aller jouer dans un des cercles légaux de la capitale, comme je le fais presque quotidiennement depuis dix ans. Mais je joue pour gagner. C'est mon métier, et l'une des priorités de ce métier est de choisir les plus belles parties disponibles. Et cette partie là, bien que clandestine, elle en valait la chandelle...
 
Je ne pense pas que je rejouerai dans un cercle illégal avant longtemps. Pas forcément parce que je redoute de revivre cette expérience, mais tout simplement parce que des parties aussi belles que celle-là, je n'en retrouverai plus. A l'avenir, vous me retrouverez donc plus souvent à l'Aviation Club de France, à disputer des parties légales, où les gens me font confiance.
 
La confiance... C'est quelque chose qui m'a fait chaud au cœur, et c'est là dessus que je vais terminer mon récit. De tout ce que j'ai pu lire après la publication des deux premières parties de cette histoire, sur les forums internet, notamment Wam-Poker et ClubPoker, de toutes les personnes qui sont venues me parler dans les cercles, personne n'a jamais douté de ma version des faits. Personne ne m'a accusé de mentir, d'avoir triché, personne ne m'a même posé la question. Ma bonne foi paraissait évident aux yeux de tout le monde, et ça, c'est une vraie récompense pour moi, après toutes ces années passées à jouer au poker en tant que professionnel. Merci à tous pour votre soutien ! Je n'oublierai pas tous les mots attentionnés que vous avez tous eu à mon égard.