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Prague, mon Amour

Par dans

J'ai beau ne pas être superstitieux, force est de constater que la magie de Prague opère à chaque fois. En sept tournois disputés dans la capitale tchèque, j'ai atteint six fois les places payées dont une table finale (7ème de l'EPT en 2010) et cinq deep runs (45ème, 36ème, 23ème, 22ème et 17ème). Je ne sais pas si je dois me réjouir de cette régularité ou déplorer le fait qu'une troisième place à n'importe lequel de ces tournois aurait été, financièrement parlant, un résultat supérieur à tous ces résultats combinés. Les raisons exactes de ce demi-succès - ça sonne mieux que demi-échec - restent mystérieuses. J'en attribue une partie à l'inexpérience, une partie à la pure et simple malchance et une à des difficultés d'ordre mental à franchir la dernière ligne droite... Quoi qu'il en soit, je n'ai pas lancé la rédaction de ce billet pour vous faire part de mes états d'âme (pour une fois), mais bien pour vous parler d'une main que j'ai disputée lors de l'édition 2012 de l'EPT Prague et qui restera sûrement longtemps gravée dans ma mémoire.

Nous sommes au jour 3. Il reste environ 50 joueurs sur les 867 au départ. L'argent a été atteint depuis longtemps et c'est désormais la longue, fastidieuse mais néanmoins passionnante phase d'approche des dernières tables. Ma table est mixte, avec la présence de très bons professionnels à ma droite dont le future finaliste Mark Herm, mais aussi quelques joueurs moins dangereux à ma gauche. Ma position est idéale, je suis confiant et solide dans ma tête, j'ai une image relativement serrée depuis deux heures alors que j'ai beaucoup joué pendant les trois premières. Mon tapis s'élève à 370,000 aux blindes 400/8000 ante 1000, soit 46 grosses blindes, confortable mais pas fabuleux.

Un joueur qui est arrivé récemment à table relance alors UTG à 16,000. J'ignore son identité exacte, mais son apparence est révélatrice : lunettes noires, iPod, attitude ultra-focus et léger accent n'évoquant pas un pays de l'est en font certainement un jeune joueur online étranger (ni un local ni un français). Il est arrivé depuis une heure et a été plutôt actif, pas excessivement loose, mais il s'est déjà embarqué dans de grosses confrontations contre les bons joueurs à sa droite en montrant très clairement qu'il n'avait pas peur de faire bouger les pions. Nous n'avons pas encore joué une seule main marquante ensemble. C'est cependant la seconde fois consécutive qu'il relance en première position avant le flop.

Je suis en petite blinde à l'autre bout de la table et découvre [Th][Tc]. Sans informations supplémentaires, je me sens assez inconfortable à l'idée de jouer le coup préflop avec cette profondeur. Je n'imagine pas une seconde pouvoir partir à tapis contre 99 ou A8, par exemple.

Mon adversaire n'aurait aucune raison de soupçonner que je fasse un move préflop ici et ne me donnera de l'action qu'avec une très grosse main. De plus, il va souvent call un éventuel 3bet et ma paire de Dix se retrouvera en difficulté dans de nombreux cas de figure dans un pot déjà trop gros. Je décide donc de jouer post-flop en sous-représentant légèrement la force de ma main, en étant comme on dit "au top de ma range" (ce qui signifie que j'ai une des meilleures mains possibles avec lesquelles je call sa relance). De plus, un joueur italien avec une vingtaine de blindes se trouve en BB et je suis tout à fait près, dans le cas où il ferait tapis et que le joueur UTG passe, à payer ses 170,000. Néanmoins, l'italien se contente de payer aussi, ce n'est pas le meilleur résultat possible puisque je dois désormais faire face à deux adversaires sur un flop qui contiendra probablement des overcards.

J'ajuste mes lunettes noires et me concentre sur le flop qui tombe :

233

Un très bon flop pour moi, à condition bien sûr de ne pas être battu preflop par le joueur UTG. Je checke, l'italien checke et le jeune pro mise 26,000 en continuation-bet. Jusqu'ici, rien d'anormal. Je paie sa mise en priant à nouveau pour que l'italien fasse tapis et que le premier jouer passe, mais le transalpin se retire du coup en soupirant.

Turn : 5

Je checke, mon adversaire prend quelques secondes et checke.

River : J

Je décide après vingt secondes de réflexion qu'une mise est préférable à un check, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il me paraît fort probable que, malgré le Valet à la river, j'ai la meilleure main. Ma range perçue étant assez transparente, mon adversaire aurait sans doute misé le turn pour value avec toutes les mains qui me battent. De plus, si mon adversaire a touché le valet, il se contentera sans doute de payer ma mise, tandis que si je checke, il misera son valet pour value et je devrais sans doute payer un montant supérieur à ce que j'aurais misé moi-même. Enfin, il checkera certainement derrière la majorité des mains qui me battent, et je m'en voudrais de perdre de la value contre des mains comme 99 ou 88 qui auraient du mal à passer. Je dépose donc 38,000 en jetons derrière la ligne. C'est une sorte de "blocking bet" : une mise de valorisation mais aussi de "défense" dans une situation a priori très claire pour nous deux.

Évidemment, la main ne serait pas très intéressante si elle s'arrêtait là. Mon adversaire commence immédiatement à empiler des jetons et, au bout d'une dizaine de secondes, pousse une pile de 118,000 dans ma direction.

La situation est cauchemardesque. Évidemment, il représente toujours une meilleure main que la mienne. Est-ce crédible ? Pas énormément, car j'ai supposé qu'il aurait misé le turn pour value... Mais je soupçonne qu'il soit assez bon pour relancer ainsi avec As-Valet par exemple, ayant compris exactement la teneur de ma range. Il peut aussi avoir décidé impulsivement d'être "tricky" et avoir checké AA ou 55 au turn. Ma première pensée en voyant sa mise est que je ne comprends pas du tout où j'en suis, que je suis surement en train de me faire own dans un sens ou dans l'autre et qu'il me faut plus de temps et d'informations pour prendre ma décision.

Je penche a priori pour un fold, mais comme nous jouons en live, je démarre ma procédure habituelle de recherche de tells. Je scrute mon adversaire... et celui-ci est une véritable statue. Une poker face phénoménale. Totalement imperturbable derrière ses Ray-Ban. Je regarde tout ce que je peux mais aucun indice ne transparait à première vue. Je commence mentalement à me résoudre à passer ma paire de Dix... Deux bonnes minutes de cette torture intérieures sont déjà passées. J'enlève mes lunettes pour mieux le regarder, sans succès.

Machinalement, mes yeux vérifient le tableau.

Oups.

Je n'ai pas l'habitude de jouer avec des lunettes et, même si je fais habituellement très attention,  la fatigue accumulée de ces trois longues journées combinée à la tension du moment m'ont fait rater un détail crucial.

Le flop est en fait [2c][3h][3c], le turn un [5d] et la river un [Jc]... Il y avait donc un tirage couleur au flop et celui-ci est rentré à la river. OUPS !

La situation m'arrache un sourire désenchanté. Quel idiot je suis ! Réprimant l'envie d'écraser les lunettes noires dans ma main, je repasse l'action en revue. Mon bet river n'a plus beaucoup de sens car j'ai typiquement transformé ma main en bluff. La main de mon adversaire pour relancer ici est plus forte que prévu. Il ne peut plus avec AJ (qu'il ne prendrait sans doute pas le risque de relancer par peur que j'aie moi-même la couleur) ou une overpaire qu'il aurait avec quasi-certitude misé au turn. Même si dans l'absolu, j'ai assez peu souvent moi-même la couleur (AcQc, KcQc au mieux, peut-être AcTc), mon adversaire n'a pas assez d'informations sur mon jeu pour le déduire de cette petite heure passée ensemble. Il représente lui-même une de ces mains ou un improbable full avec JJ ou 55.

Or, j'ai le Dix de trèfle qui bloque plusieurs combinaisons de couleurs chez lui (AcTc, KcTc, QcTc) et en y réfléchissant à nouveau, je ne lui vois pas de raisons de checker le turn avec deux overcards et tirage couleur. Il a encore beaucoup de fold equity contre ma range perçue et un check/raise de ma part est improbable au turn avec moins bien qu'un full. Un joueur de son calibre, agressif et sans peur, aurait probablement misé ces combinaisons en turn.

La probabilité d'un bluff vient d'exploser !

Mais ma décision n'en reste pas moins compliquée... Avec quelles mains peut-il bluffer en jouant de cette manière ? L'as de trèfle sec ? C'est possible, mais la situation est bizarre et en général, la range de value d'un bon joueur est très restreinte voire incohérente, il en a parfaitement conscience... Je me prends la tête entre les mains tout en ne le lâchant pas du regard. Cinq minutes se sont désormais écoulées depuis que ce valet est tombé et il n'a pas bougé une oreille. Je déploie alors tout mon arsenal. Je le scrute en tous sens, j'essaie de le faire parler, je lui demande de bouger son bras pour pouvoir compter son stack (je veux en fait seulement voir comment il réagit). Son bras droit se lève et se repose telle une grue mécanique.

Je fais face à un véritable robot sans émotion.

Les secondes passent, interminables. Une foule de journalistes, spectateurs, croupiers et joueurs désœuvrés encerclent désormais la table. Les caméras arrivent. Finalement, après sept minutes de réflexion, ce qui est sans doute mon record personnel, je déclare à haute voix que j'ai l'intention d'attendre jusqu'à ce que quelqu'un demande le time. Un des joueurs de la table s'exclame immédiatement « Time ! ». Je n'ai pas décroché mon regard de mon adversaire. Lui ne bouge toujours pas mais il sait, comme moi, que le jeu commence réellement maintenant.

La foule s'écarte pour laisser passer la floorwoman.

« Monsieur, vous avez une minute pour prendre votre décision, après quoi votre main sera brûlée. »

« Je sais », réponds-je avec un sourire entendu.

Rien ne bouge.

Quarante-cinq secondes.

Mon adversaire mélange les quatre jetons qu'il tient dans la main droite sans faire le moindre bruit.

Trente secondes.

Il se dandine imperceptiblement sur sa chaise.

Quinze secondes.

Et là, je vois enfin ce que je cherche depuis si longtemps.

Il porte un sweater qui m'empêche de voir son cou et le fameux tell de la carotide qui bat la chamade, une information inestimable dans les moments de grande tension. Mais le fil de ses écouteurs d'iPod passe dans son cou à l'intérieur de son sweat à capuche. Et le fil bouge tout seul ! Pas un mouvement aléatoire, il se secoue en rythme. Un rythme bien connu, celui du cœur d'une personne qui est en panique totale.

Sans hésiter une seconde de plus, je paie. Il retourne alors immédiatement sa main d'un geste confiant. Mon propre cœur s'effondre dans ma poitrine. Tout ça pour ça ! L'espace d'un instant, je crois bien m'être trompé. Mon regard s'arrête sur l'As de trèfle qu'il vient de dévoiler. A côté, resplendissante, langoureuse, se prélasse la Dame de cœur.

J'avais vu juste ! Bref, malgré cette main gagnée, j'ai fait vingt-troisième le lendemain. Prochaines étapes : EFOP à Paris et l'EPT Deauville !