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Le sommet de la pyramide

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Traditionnellement, mon blog de décembre contient le récit de mon dernier deep run praguois. Même si l’improbable s’est encore produit cette année, avec une 21e place au WPT, j’ai décidé de briser la routine et de poursuivre un travail entamé le mois dernier, dans un blog nommé Les Fondations de la Pyramide. J’y ai introduit l’idée que nos connaissances au poker se présentent sous la forme d’une pyramide dont les bases se perdent ou évoluent avec le temps. Mon argumentation tournait autour de la façon imparfaite dont se transmet et s’accumule ce savoir dans le petit milieu du poker pro et comment cela peut conduire à des mythes qui conduisent eux-mêmes á des erreurs de jeu.

Il me parait logique aujourd’hui d’approfondir ce concept de pyramide de savoir. A l’aide de briques, de ciment, d’une plongée dans les méandres de ma mémoire et de mon honnêteté intellectuelle, j’ai établi le schéma suivant :

 

Chacune des briques représente les divers éléments de mon propre savoir pokéristique au fur et á mesure de sa construction. A la base : ce que j’ai appris en premier. Au sommet : ce que je vise.

  • J’ai peint en vert ce que je pense maitriser,

  • en orange ce que je travaille à perfectionner en ce moment,

  • en bleu l’étape suivante que j’anticipe dans mon apprentissage,

  • et au sommet, en rouge, le Graal de toute joueur ambitieux : développer un poker « parfait », dont on ne verrait plus les défauts, dénué de l’affect négatif des émotions et totalement en accord avec la raison.



Avant de poursuivre, il me parait important de préciser que cette pyramide ne représente pas un idéal d’apprentissage absolu. Elle est juste un reflet de ma propre éducation au poker, démarrée en 2004 avec assez peu de ressources disponibles et qui se poursuit encore aujourd’hui dans une ère ou le poker est approché de manière bien plus scientifique.

Explication de chacune de ces « briques ».

Premier étage

  • Je ne vous ferai pas l’affront de définir ce que sont les règles du jeu dont la maitrise est une étape indispensable. C’est naturellement la première chose que j’ai apprise.

  • Par valeur absolue des mains, j’entends la connaissance basique des mains de départ (la paire d’as est la plus forte, 7 et 2 dépareillés la plus faible, etc.) ainsi que des mains faites (top pair c’est pas mal, deux paires c’est déjà plus rare, brelan c’est très fort, etc.)

  • Les bases en probabilité sont la simple capacité de faire un calcul de proba en fonction des éléments du problème.



A l’étage au-dessus, j’ai posé les bases mathématiques de mon processus de décision.

Deuxième étage

  • On commence à se construire une hiérarchie préflop : certaines mains sont plus efficaces que d’autres dans certaines situations, et d’autres plus dangereuses que prévues. C’est ici qu’on apprend le concept de « main dominée ».

  • Lecture du board : c’est tout bonnement la capacité à connaitre à tout moment le classement de notre main en comparaison avec le meilleur jeu possible. Par exemple, si j’ai As-Dame sur un tableau As-Dame-10-3-4 sans couleur possible, j’ai beau avoir top two, je n’ai que le huitième jeu max (Roi-Valet>5-2>paire d’As>paire de Dames>paire de 10>paire de 4>paire de 3>As-Dame)

  • Cote du pot : un concept fondamental qui fait prendre conscience que le but n’est pas d’avoir la meilleure main ou de bluffer pour gagner chaque main, mais de prendre une décision financièrement gagnante sur le long terme. Le concept d’EV (et son corollaire, une vision du jeu qui n’est pas « orientée résultats ») commence à m’apparaitre ici.

  • Calcul des outs: une suite logique des bases en probabilité, on apprend ici à faire des évaluations de notre chance d’améliorer notre main en fonction du nombre de cartes qui peuvent nous aider, et à en déduire un « pourcentage de gagner » que l’on peut rapporter à la cote du pot.



A l’étage supérieur, ces bases techniques s’affinent et se précisent dans un cadre stratégique global.

Troisième étage

  • Une fois les bases techniques assimilées, il m’a paru naturel de commencer à m’intéresser aux aspects psychologiques et physiologiques du poker. Plus importants en live qu’en ligne, ces deux aspects peuvent permettre de faire la différence et d’affiner mes décisions.

  • Parallèlement, je découvre les fondements stratégiques des trois raisons pour laquelle miser : pour value, pour protection et en bluff. Cette découverte me permet de structurer mon approche du jeu en me posant la question à chaque décision : « pourquoi miser et faire grossir le pot ? »

  • Dans la continuité de mon éducation préflop, j’apprends le concept de cote implicite : en No Limit Hold’em, il ne faut pas seulement prendre en compte la taille du pot actuel, mais aussi anticiper les mises futures, ce qui signifie qu’un petit investissement avant le flop peut rapporter beaucoup à la river en cas de succès.

  • Mathématiquement, je développe ma capacité à faire des calculs « à la volée » de mes chances de gagner contre la main adverse. Le concept d’équité m’apparait désormais et fait ressortir la structure sous-jacente du jeu : chaque situation, chaque décision, a une équité et une cote, ce qui permet d’en calculer l’EV.

  • Enfin, le concept le plus important à cette période de mon apprentissage est celui de range, l’éventail des mains possibles de l’adversaire. Il s’agit de cesser de raisonner comme s’il fallait deviner la main exacte en face, et d’incorporer l’idée que nous allons vivre des situations dans laquelle nos adversaires joueront exactement de la même façon avec des cartes différentes. On en déduit qu’il faut calculer notre EV contre cette range et non contre la main qu’on estime la plus probable.



La lecture de Professional No Limit Hold’em Volume 1 m’ouvre ensuite les joies du quatrième étage de ma pyramide.

Quatrième étage

Le concept de range est venu bouleverser ma vision du jeu. Lors de cette période, il me permet d’accéder à un niveau de raisonnement supérieur en qualité et surtout beaucoup plus décomplexé : je n’ai plus peur de faire des « erreurs ».

  • L’idée dominante est que tout est question de range. L’évaluation des ranges adverses en fonction de l’observation devient donc primordiale à mes yeux. Si on connait la range adverse, la structure mathématique du jeu étant relativement simple, on peut prendre des décisions optimales tout le temps.

  • Suite logique, il faut calculer notre équité, non contre une main, mais contre toute la range adverse. Cela s’effectue finalement assez simplement, en faisant une moyenne pondérée des équités contre chacune des mains de la range que l’on estime.

  • De ces nouvelles connaissances émerge le concept de planification : si on peut anticiper le comportement de l’adversaire en fonction de sa range, et que sa range est définie par son comportement, alors on peut construire dans sa tête un « arbre décisionnel » qui permet de prendre toutes les décisions nécessaires avant d’y être confronté. C’est ici le concept stratégique de ligne (line) qui rentre en considération : les actions de jeu (miser, checker, etc.) ne sont plus vues comme des événements individuels mais comme faisant partie d’une ligne stratégique. On ne parle plus de « je mise pour lui faire passer son brelan » mais « je bet/fold la river car je bats toute sa range de call et perd contre toute sa range de raise ».

  • Enfin, je réalise que les ranges de mes adversaires ne sont pas fixes mais dynamiques, elles s’élargissent ou se rétrécissent en fonction de facteurs extérieurs au jeu : psychologiques (tilt, ennui, frustration), financiers (un joueur qui perd sur la session n’a pas les mêmes ranges qu’un joueur qui gagne) ainsi que tout un paquet de petits détails concernant la personnalité, l’image envoyée et perçue. C’est ce qu’on appelle le metagame.



Cinquième étage

Alors que le nombre de concepts augmentait à chaque nouvelle étape, il diminue désormais pour se réorganiser de manière plus stratégique et moins tactique. On ne parle plus de mains individuelles mais de stratégie à mettre en œuvre selon le contexte.

  • La progression au poker á ce stade passe automatiquement par la compréhension de la théorie des jeux. Je cesse donc de voir les situations comme un puzzle « ma main contre sa range ». Ça devient plutôt « ma range contre sa range dans cette situation : suis-je équilibré ? Peut-on exploiter ma façon de jouer ma range dans ce spot? ». Cet apprentissage donne lieu à de longues réflexions sur la stratégie au poker en général, par opposition à la tactique réservée á un cas précis. Je raisonne désormais en termes de fréquences et de probabilités « pures » : c’est un peu la physique quantique du poker.

  • Toutes les connaissances accumulées lors des étages inférieurs me font découvrir le profiling stratégique: dès que je croise un nouvel adversaire, j’entraine mon cerveau à analyser tout ce qui le concerne. Ses ranges, ses schémas de mise, ses réactions émotionnelles, ses tells, ses fréquences de bluff… La liste est interminable ! Je m’applique ensuite à réfléchir à la bonne stratégie pour exploiter ce qu’il fait (si cela m’apparait possible), ajuste mes ranges en conséquence, et surtout, essaie de manipuler ses propres ranges.

  • C’est à ce stade que l’on devient réellement créatif au poker : en comprenant le schéma de pensée et les failles du jeu adverse, ainsi que la manière de les éviter soi-même, le terrain de jeu se déplace de la table au domaine de l’esprit et devient une pure collision de ranges dynamiques. En comprenant cela, on peut alors transformer des mains en bluff, effectuer des calls improbables ou des moves risqués et à forte variance, comme le double float hors de position. Ces possibilités s’ouvrent car on comprend que le jeu possède une caractéristique stratégique sur le long terme qui consiste à maximiser son EV en mixant ses ranges selon les situations.



Sixième étage

J’arrive aujourd’hui au sixième étage de mon apprentissage pokéristique, qui comprend seulement deux briques, mais quelles briques ! Ces deux objectifs sont hors de portée pour l’instant, ce sont plus des idéaux vers lesquels tendre.

  • Poker inexploitable : étudier la théorie des jeux au poker a un but précis, se rendre inexploitable (ou plutôt, le moins exploitable possible) en ayant une stratégie contre laquelle l’adversaire ne peut pas trouver de failles, une approche contre laquelle il est difficile (idéalement impossible) de définir des ranges EV+ contre les nôtres, quelle que soit la situation. Cela ne veut évidemment pas dire qu’on se met à gagner toutes les mains, ou qu’on devient « invincible » sur le court terme. Cela signifie que nos adversaires vont se creuser la tête sans fin pour déterminer une stratégie exploitante contre nous sans y parvenir réellement. Les meilleurs joueurs en ligne (surtout en heads-up) étudient principalement cette approche.

  • Poker optimal : situé à l’opposé du poker inexploitable se trouve le poker optimal. Son pratiquant possède un répertoire de tous les plays et stratégies possibles imaginables et la capacité à « profiler » ses adversaires à la perfection. Il sait très rapidement quels joueurs utilise quelle approche stratégique et sait du coup estimer les ranges adverses avec beaucoup de précision, et ce avec un minimum d’indices. En bref, il exploite la moindre faiblesse à la perfection. Cette approche du jeu est la raison pour laquelle des joueurs formés uniquement en live, qui n’ont pas poussé l’étude mathématique de la théorie des jeux, arrivent encore à être au sommet. La raison principale ? Bien qu’étant une approche du jeu fondamentalement « imparfaite » car exploitable elle-même, elle est parfois largement plus rentable - en particulier contre des joueurs plus faibles que soi - que de jouer simplement un poker « sans failles ».



Septième étage

Un étage purement théorique, mais cela fait mieux de finir avec une brique unique au sommet : le joueur de poker qui maitrise les approches inexploitables et optimales et sait passer de l’une à l’autre selon la situation est le joueur « parfait ». C’est le Graal de chaque joueur qui cherche à progresser.

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Observations

Voilà, vous savez désormais tout de mon parcours d’apprentissage au poker.

Il est évident que si je devais apprendre à quelqu’un à jouer aujourd’hui, je ne tenterais pas de reproduire ma propre pyramide. Les concepts que j’ai appris au fur et à mesure de ma progression venaient parfois juste d’être « découverts » par la communauté des joueurs, et il m’a fallu au passage me débarrasser d’idées fausses ou approximatives.

Vous avez, vous aussi, votre propre pyramide de connaissances. Cela peut être un exercice intéressant de la reconstruire à partir de vos souvenirs. Dans quel but, me direz-vous?

  • Savoir quelles bases retravailler pour s’assurer que les fondations de son jeu sont solides.

  • Savoir quelles sont les prochaines étapes de votre éducation au poker.

  • Avoir une vision du jeu plus globale permet aussi d’estimer celle de vos adversaires. Faire du profiling, c’est pour l’essentiel reconstruire la pyramide des autres à partir d’informations minimales.



Puisque le début d’année est souvent le moment de parler de ses objectifs, je vais conclure ce billet sur les miens pour 2014. En termes de résultats, mon objectif est toujours de gagner un titre. J’ai largement échoué en 2013, une année en demi-teinte malgré de nombreuses performances, où je n’ai pas atteint assez de tables finales. Je choisis donc pour cette année de me donner des objectifs de moyen plutôt que de résultat:

  • Chercher constamment à renforcer les briques de ma pyramide.

  • Développer des outils innovants pour me permettre d’effectuer ce travail (vous en entendrez peut-être bientôt parler).

  • Reprendre une hygiène de vie correcte (et donc arrêter de fumer !).



Bonne année à tous !