Winamax

Du ciel à l'enfer

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Afin de mettre à profit mon temps d'attente à l'aéroport, je voudrais revenir sur une main disputée pendant les WSOP 2012 et disserter sur le lien subtil entre stratégie et psychologie.

Il s'agit du tournoi 4-max à $2,500. Nous jouons depuis une demi-heure, j'ai une table équilibrée avec deux joueurs online américains compétents et un joueur européen amateur à ma droite. J'ai fait un bon début en portant mon tapis de 8,500 à 10,000. Je n'ai joué que trois mains et bénéficie donc encore d'une image plutôt serrée.

Les blindes sont à 25/50. Un des joueurs online (8,000 de tapis et une image loose agressive) relance à 150 premier de parole. Je reçois [Qs][Qd] de grosse blinde et décide de 3-bet à 400. Il réfléchit un instant et se contente de call.

Flop : [Qc][Js][Jd]

Beaucoup de joueurs moyens vont avoir le mauvais réflexe de checker ce flop magique en espérant "piéger". Il est pourtant bien préférable de continuer à valoriser cette main : nous sommes encore très profonds, il faut donc tenter de faire grossir le pot. De plus, nous sommes censés faire un c-bet sur ce tableau avec pratiquement toute notre range, en bluff ou en value. Certains joueurs de tournoi aiment check avec une paire d'As ou de Rois dans ce spot hors de position pour contrôler le pot, les joueurs de cash game préfèrent tous certainement miser. Sur ce point, je préfère la seconde option.

Je mise donc 525 et mon adversaire me relance à 1,250. Il a probablement:

- un valet (80% du temps). Il y en a beaucoup dans sa range de call dans cette situation : J9s+ probablement.
- un semi-bluff ou bluff complet qu'il se prépare à effectuer sur plusieurs streets (20% du temps). Il ne peut pas s'attendre à ce que j'arrive à trouver un fold avec les As ou les Rois dès le flop. Je pense qu'il sait qu'il y a plus de valets dans sa range de call que dans ma range de 3bet... Il me pense sans doute capable de passer une overpaire dans une situation de début de tournoi, et ne craint réellement que paire de Dames. Un bluff à ce stade est téméraire mais a donc du sens.

Quoiqu'il en soit, la meilleure option est de payer pour lui laisser l'opportunité de continuer son bluff ou de valoriser son valet. A ce moment, je pense à une ligne comme call flop, call turn et check/raise à tapis la river s'il ne fais pas tapis lui-même. Je paie donc la relance.

Turn : [Jh] !

Une carte bien compliquée... Certes, mon adversaire a moins de chance d'avoir un valet en main désormais, mais toutes les combinaisons restantes de valets me battent... Je ne domine plus que les bluffs ! Mon full max s'est-il heurté à un carré ? Je checke et mon adversaire mise 2,550. A ce moment, je pense à me coucher... Mais je n'arrive pas à m'y résoudre et décide de payer encore une mise.

River : [3d]

Derrière mon check, mon adversaire fait tapis pour 4,600 environ... Je réfléchis trois minutes à haute voix, cherche à provoquer des tells... Finalement, plus par frustration que par logique, je call. Mon adversaire révèle [Jc][Tc] pour le carré et je perds un énorme pot.

Était-ce évitable ? Oui. On doit penser à passer dès le turn. Si je me base sur mon estimation de 80% de valets au flop, je ne peux pas payer les 7,100 jetons qui vont certainement partir au milieu d'ici la river alors que je n'ai probablement qu'une carte pour gagner et que le pot ne contient que 3,900.

Mon adversaire ne peut pas réellement avoir deux As ou deux Rois, étant donné la profondeur et mon image serrée. Il est d'ailleurs quasiment certain qu'il aurait 4bet avant le flop. De plus, quand je paie sur le turn, c'est comme si je jouais avec mes cartes face ouverte sur la table (je ne peux réellement avoir que les As, les Rois ou une Dame). Peut-il réellement espérer bluffer ces mains sur ce tableau ? Finalement, l'analyse est assez logique, mais ce n'est pas ce dont je voulais parler en abordant cette main. Je n'ai pas réussi un fold qui paraît assez simple avec le recul. Pourquoi cet échec ?

J'ai longuement réfléchi et conclu que mon cerveau s'était "court-circuité" lui-même. Quand j'ai vu ma main avant le flop, puis ce flop de rêve m'apportant un full avant de voir ma mise être relancée, j'ai reçu plusieurs messages très positifs. Mon cerveau a été bombardé de signaux chimiques pour me préparer à la récompense certaine à venir. S'ajoute à ça le contexte particulier autour du tournoi : ce premier 4-max de l'histoire des WSOP regorgeant de joueurs internet promettait une action infernale où la moindre top paire serait rentabilisée...

A la tombée du flop, l'éventualité de perdre cette main m'a paru inconcevable : j'étais au « ciel ». Ma certitude était telle que, quand la seule carte potentiellement problématique est tombée au turn (transformant le « ciel » en « enfer »...), je n'ai pas réussi à maintenir un état propice à une prise de décision sereine et efficace.

La confusion et la frustration ont obscurci mon jugement. J'ai réalisé que j'avais un problème à lâcher une main qui passe de très forte à très faible. Tout le savoir du monde est inutile si on est incapable de l'employer correctement le moment venu.

Vous avez peut-être le même problème. Ou peut-être pas. Plus probablement, vous avez vous-même une faille psychologique dans votre jeu quelque part que vous n'avez pas encore identifiée. Incapable de coucher As-Roi avant le flop quelle que soit la situation ? Tendance à vous auto-level et à faire trop de hero calls ? C'est la même problématique : notre cerveau nous joue des tours.

Comment réagir ? Si l'essentiel est de travailler à développer un état de conscience émotionnellement stable sur le fond, changer sa personnalité pour devenir meilleur au poker n'est pas atteignable rapidement - et pas forcément souhaitable ! Entre les coaches du Team et les conseils d'un hypno-thérapeute, j'ai depuis décidé d'apprendre à entretenir une routine de « self-awareness »...

Il s'agit de trouver un point d'ancrage dans le moment présent comme se répéter un mot clé en tête, ou un geste, une respiration, et de l'exécuter quand un évènement particulier se produit en associant ce mot ou cette action à un rappel mental comme « n'oublie pas de prendre la bonne décision », « joue bien » ou encore « n'oublie pas de réfléchir ». L'idée est de rebrancher les circuits, de s'auto-conditionner à revenir dans le meilleur état décisionnel possible. Par exemple, je me répète désormais : « ne t'excite pas TROP et réfléchis » quand je touche une forte main.

On peut aussi utiliser ce processus en dehors des mains qu'on joue pendant un tournoi, pour lutter contre l'ennui et affûter cette conscience du moment présent. Par exemple, on peut associer des pensées positives ou des rappels stratégiques à certaines mains de départ. J'ai un rappel systématique sur Q6o... C'est une main qui (par pure coïncidence) m'a fait sortir de plusieurs tournois consécutivement à mes débuts, et ma voix intérieure répète « no spew ! » dès que je la touche !

L'essentiel est de se reconcentrer immédiatement, de stabiliser ses émotions et de diriger son énergie sur la table.