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[Blog] Un Vegas qui me colle à la peau (Part 3)

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Résumé de l’épisode précédent : plus motivé et concentré que jamais au départ d'un tournoi qui le fait rêver depuis l'adolescence, Romain Lewis a franchi sans trembler les deux premières journées du Main Event des WSOP 2019, après avoir fait face à quantité de spots compliqué. Mais les places payées sont encore loin : le marathon ne fait que commencer...

Romain Lewis
En ouvrant les yeux le matin de ce huitième jour de juillet 2019, je remarque une détermination interne entièrement renouvelée. La veille, j’ai galéré tout du long mais j’ai réussi à finir le Day 2 à mon plus haut point. Place à une toute nouvelle journée. Et qui dit nouvelle journée dit nouvelles ambitions… et nouvelles histoires à inventer.

Le soleil tape à travers les fenêtres. Je sors du lit et constate que le réveil était sur le point de sonner. Petite satisfaction que d’avoir battu la sonnerie sur la corde. Comme si j’avais dormi exactement le temps qu’il fallait ! C’est peut-être un bon signe. Le matin du Day 3 du Main Event des WSOP, on prend tous les bons signes qui se présentent.

Une chose qui est sûre : la journée va être longue. Une autre qui l’est moins : les places payées. Elles seront atteintes en fin de soirée… ou alors, dans le pire des cas, le lendemain, dès le début du Day 4. Un flash me traverse l’esprit : je suis éliminé juste après le coup d’envoi du Day 4, sans être ITM. Je réalise aussitôt que je suis en train de me projeter, ce qui va à l’encontre de mon objectif principal (primordial, même !) sur l’ensemble du tournoi. À savoir : éviter à tout prix de se projeter dans le futur et/ou de buter sur le passé, et rester dans le moment présent.

Pour le coup, c’est un objectif agréable : là tout de suite, en ce matin du Day 3, le moment présent est un moment exceptionnel. C’est difficile de le savourer complètement mais durant les brefs moments où j’y parviens, un sentiment de légèreté m’envahit et lorsque la partie débute, je suis clairement plus concentré. Bon, facile à dire quand je suis encore au bord de la piscine de la villa, car le coup de marteau que je me prends dans les tripes lorsque je perds ne serait-ce qu’un quart de mon tapis sur un flip, je peux vous dire que cette sensation de légèreté disparaît aussitôt ! Et un bon joueur de poker, c’est ça aussi selon moi : être capable de s’analyser avec honnêteté et comprendre pourquoi on réagit de telle manière à tel moment.

Un objectif que je me suis fixé : réduire le temps qui m’est nécessaire pour me rendre compte que je ne suis pas dans le moment. Autre objectif : me canaliser, parvenir à rationaliser lorsque se produiront des choses sur lesquelles je n’ai pas le contrôle. Et elles se produiront forcément. Plus facile à écrire qu’à mettre en pratique. C’est comme tout : cela s’apprend. Pour le moment, l’important est de profiter de cette matinée ensoleillée, mettre de côté les pensées poker. Au menu : bagels, ananas, œufs, 20 minutes de piscine. Coldplay, Arctic Monkeys et Queen pour ambiancer le passage à la douche, qui sera réglée sur une température froide.

Voilà Steph qui arrive. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : on est à dix minutes du départ. Je suis content de ma matinée. Il me reste encore à dérouler pour le coach mes grandes lignes directives mentales de la journée, et on fera le trajet jusqu’au Rio où, comme souvent, il me déposera au plus près, histoire de réduire au maximum le trajet à pied sous la canicule du désert.

Comme à la maison

Pavillion Room
Pavilion Room. Salle gigantesque que je connais depuis l’âge de 12 ans et mes premiers visionnages des émissions d’ESPN. C’est comme si j’y avais déjà passé la moitié de ma vie ! Ce n’est pas la plus confortable des WSOP et il faut un petit temps d’adaptation pour s’y sentir bien et oublier les bruits qui viennent de partout. Et il me faut aussi quelques minutes pour trouver ma table parmi les 256 que compte la Pavillon. Ah, la voilà, tout au fond à droite. Le croupier vérifie mon nom et prénom, ça y est je peux sortir du sac mes jetons. Day 3, on y va !

Il me faut rentrer dans la partie sans tarder et justement, je reçois direct une main bonne pour relancer. Mes adversaires n’ont pas tous terminé de déballer leur stack ! Roi-Dame, raise. Fold, fold, fold, fold. Ils n’avaient pas envie de celle-ci. Nouvelle donne. Paire de 6 ! Même scénario. Me voilà en train de confirmer mon image perçue, à savoir que je suis le plus jeune joueur de la table et que j’ai relancé les deux premières mains. C’est certain : cela ne va pas passer inaperçu.

La première demi-heure se passe à merveille, je gagne même mon tout premier all-in préflop du tournoi : une belle paire de Dames reste en tête contre le As-3 d’un joueur à qui il restait 15 BB. J’ai maintenant 270 000 jetons devant moi, plus de 100 BB. C’est le moment que choisit le premier coup crucial du Day 3.

Spot clé #3

Relance au bouton d’un Américain d’une quarantaine d’années, assez discret jusqu’ici. Son stack n’est pas imposant mais il a quelques jetons vert foncés, les plus chers, ceux de 25 000, du coup il a en vérité un peu plus de munitions qu’il n’y paraît à l’œil nu. De petite blinde, je me contente de payer avec As-Valet dépareillés. Fold de mon voisin de gauche, on est donc deux à voir tomber le flop As-7-3 avec deux trèfles.

Romain Lewis
Je laisse l’initiative à mon adversaire, il pose la classique mise de continuation : 4 500. Normalement, je devrais me contenter de payer ici mais au vu de mon image perçue et de ma première demi-heure de jeu, j’ai l’impression qu’une relance pourrait bien être le play optimal dans cette situation. Allez, check/raise à 18 000. Il ne va pas me croire. Le croupier annonce le montant et le regard jusqu’à présent innocent de mon voisin de droite se transforme aussitôt en celui d’un combattant. C’est clair, il n’a aucune velléité de snap-fold ! Moi, ça ne me dérange pas d’augmenter la variance avec ce check/raise, car j’ai le Valet de trèfle. Si un troisième trèfle tombe au turn, je pourrai check/call facilement - sans cette petite assurance je n’aurais pas pris la voie de l’agression au flop. Quoi qu’il en soit, mon check/raise est payé.

Je me rends compte que le pot est en train de bien gonfler au moment où le Roi de cœur est retourné. Viser « 3 barrels de value » ici serait bien trop ambitieux… Je vais plutôt check, histoire de le pousser à miser en bluff quelques mains potentielles ne contenant pas d’As et qui voudraient juste se servir de la position pour me bluffer. Mon adversaire envoie 22 000. Derrière, il lui reste 125 000. Bon, ça ne ressemble pas non plus à une main énorme, il devrait ralentir derrière. Je paie.

La dernière : un 5. Le tirage couleur n’est pas rentré. J’ai toujours ma top paire, soutenue par le Valet. Maintenant, au moment de tapoter la table j’espère juste qu’il ne misera pas. Tap, tap, à vous monsieur. Un instant s’évapore. Il n’a pas l’air de vouloir checker ! Ses mains tremblent un peu mais je n’arrive pas à déterminer s’il a peur ou s’il est excité par la situation. Il veut miser, il va miser, il mise. 75 000. C’est énorme. Plus de la moitié de son stack. Je n’ai aucune info sur ce joueur. Sentiment qui prend le dessus chez moi : la peur de me tromper, et de me mettre mal mentalement. Je me vois mal trouver le raisonnement justifiant un call contre un joueur sur lequel j’ai zéro info. En général, les Américains vont montrer une belle main sur ce spot, mais je ne peux pas en être certain. C’est le moment de prendre ma décision, ça fait déjà une minute que je réfléchis. Il peut avoir 2 paires, c’est sûr. Oui, c’est ce qu’il doit avoir. Tant pis... Je fold.

La table, qui était jusque-là endormie, s’émer(ré)veille un bref instant en voyant mon adversaire retourner lentement un 10 et un 4. Rien à voir avec le board. WOW ! J’ai beau avoir soigné ma préparation mentale, je n’étais absolument pas prêt à me prendre un bluff de cette envergure aussi tôt dans la journée. Félicitations, monsieur ! Vous avez été à l’inverse de ce qu’on attendait de vous, au moment où on s’y attendait le moins. C’est ça aussi, être un bon joueur de poker ! Peu importe ce qu’on peut penser de ce coup, techniquement parlant, ce joueur a réussi à me montrer très rapidement de quoi il était capable, et la guerre est désormais déclarée. Première réaction de ma part : bon, ce mec-là, il ne va plus me bluffer, c’est certain. S’il montre sa main, c’est bien pour cette raison : derrière, il va jouer serré contre moi. Il faut que je m’en souvienne, car la journée va être longue.

Je me lève délicatement de mon siège afin de me dégourdir les jambes, me servir un verre d’eau et accepter que j’aie été la cible d’un très beau bluff, bien ballsy. Un bref instant, je sors du moment présent, bloqué que je suis dans le passé tout proche. Allez : deux respirations, un étirement, et c’est fini. Back in the game.

L’heure qui suit va se révéler être non seulement la plus intense de mon tournoi, mais aussi de mon Vegas 2020 jusqu’à maintenant.

La demi-heure magique. Top paire dans un pot 3-bet. Un brelan rentabilisé sur chaque street. Une quinte. Et me voilà déjà en train de me projeter, de m’imaginer au Day 6 ou 7 avec ma famille et mes potes qui chantent et crient dans le rail - hop hop hop, ma voix intérieure me rappelle mon objectif principal. Focus, Romain !

Nous n’en sommes qu’à la moitié du premier niveau du Day 3 et j’ai déjà plus que doublé mon stack : les places payées semblent beaucoup plus atteignables qu’il y a une heure… mais je ne dois pas y penser. Il reste encore 9 bonnes heures à jouer avant d’y arriver, et on sait tout ce qui peut arriver dans ce laps de temps. Mais j’ai tout de même le temps de sortir brièvement du moment présent pour donner des nouvelles sur Twitter, ça ne me dérange pas, et puis je n’ai jamais eu autant de jetons sur le Main Event des WSOP ! Je me limite à quelques caractères, histoire de me remettre immédiatement dans le game.
 

Spot clé #4

Un clic, c’est posté, les cartes sont déjà devant moi et je suis le premier à parler : c’est un peu gênant, la table m’observe en train de privilégier mon téléphone plutôt que la partie. Aucune envie de faire perdre du temps à tout le monde à cause de mon addiction aux réseaux sociaux : je fold et range aussitôt mon portable. Il reste 25 minutes avant la pause, je suis archi-confortable. Je pose l’ante à 2 400 et la BB du même montant. La croupière, une Américaine d’une cinquantaine d’années, donne les cartes en souriant. À chaque main je le ressens : elle aime son métier, parfois elle discute de ses expériences passées, d'une anecdote de sa vie… Cela fait plus de dix ans qu’elle distribue les cartes aux Championnats du Monde. Je trouve les dealers ricains beaucoup plus passionnés que leurs confrères européens. C’est intéressant car... Zut, je suis encore sorti du jeu, l’action arrive à moi, tout le monde a foldé ? Ah non, je n’ai pas vu que le joueur à gauche de la croupière a relancé depuis le Siège 1. Moi je suis au Siège 9 en BB. Je regarde mes cartes. Deux Rois ! Je jette un œil à sa relance. 11 000. Tout de même 4 fois et demie le montant de la BB. Il n’a pas joué beaucoup de mains, ce sexagénaire américain, mais je me souviens d’une ou deux mains disputées avant, et il avait utilisé le même sizing préflop. Son stack : 140 000. Ici, je pourrais 3-bet à 25 ou 30K mais j’ai peur que cela montre trop de force, après tout je ne vais jamais 3-bet en bluff ici et je pense que mon adversaire s’en rend compte. De plus, sa relance ne représente pas non plus une main incroyable… Peut-être qu’il fait ça avec As-Roi ou As-Dame ? Non, je vais aller voir le flop, déguiser la force de ma main avec un simple call, et espérer qu’aucun As ne tombe...

Je m’acquitte des 11 000 demandés, rapidement et de façon décontractée. Le pot fait déjà 25 000 lorsque la croupière dévoile 3 petites cartes : 9-5-3 avec deux carreaux. C’est bien pour moi. Je laisse la parole à mon voisin de gauche mais la croupière bloque quelque peu mon champ de vision, je n’arrive pas à bien voir le montant qu’il a choisi de miser au flop. Je lui demande d’étaler les jetons et la dame assise entre nous deux annonce « twenty three thousand ». Wow. Il a misé à la hauteur du pot. Si je paie il va lui rester à peine plus d’un pot sur le turn… mais il y a beaucoup de turns qui vont ralentir l’action. Je n’ai pas le Roi de carreau en main, ce qui enlève un peu de jouabilité à ma main. Je prends mon temps, il faut que je réfléchisse à tout ici. Quelle image a-t-il de moi ? Quelle main pourrait-il avoir ? Pourrait-il fold une paire de 10 ou de Valets si je lui annonce all-in ? Je peux essayer de représenter un gros tirage, mais je ne sais pas comment mon adversaire va réagir. En tout cas j’ai du mal à me dire qu’il puisse miser aussi gros avec rien. Il a envie de gagner le pot maintenant… mais il doit protéger un petit quelque chose. Je ne pense pas qu’il aura la force de lâcher une paire de 10 et je le mets sur cette main. Ma décision est prise. Je me tourne doucement vers la croupière et avec une petite voix je prononce les mots fatidiques, I’m all-in, signalant le début d’une phase cruciale.

Je fixe le tableau, je ne donne aucun indice. Mais dans ma tête s’ébauchent de faux scénarios ayant pour but de me stresser. Mon préféré : m’imaginer à quelques instants d’un saut en parachute. Mon cœur se met à battre plus vite, la preuve que je suis en train de rentrer dans ma petite histoire. Je veux qu’il se mette dans la tête que je suis un Européen jeune et fou capable de tout mettre avec un tirage couleur. Je sais que si j’ai l’air trop détendu ou que si je ne lâche ne serait-ce qu’un soupçon de soupir, cela pourrait l’inciter à fold. Je sais que si je commence à en faire trop, cela paraîtra suspicieux. C’est trop important, je veux absolument qu’il se plante. Je respire naturellement, mais fortement. Le voilà qui se penche en avant pour étudier ma posture. Mais rapidement il se concentre de nouveau sur sa main, comme le font la majorité des joueurs dans ce genre de situation. Soudain, après quelques minutes de réflexion supplémentaires, il se lève et écrase d’un geste brut une pile de jetons au milieu de la table. C’est fait : il met son tournoi en danger, un pot de 300 000 vient de naître.

Très rapidement je retourne mes Rois et lui, dévasté par sa propre décision, révèle… As-9. Top paire. Pas la meilleure main pour moi en vrai ! J’aurais préféré une bonne petite paire de 10, dans ce cas il n’aurait que 2 outs. Là il en a tout de même 5 ! Mais c’est tout de même une excellente situation pour moi. Pas d’As, pas de 9. Pas d’As, pas de 9. Pas d’As, pas de 9. Je prie. Il y a à peine quelques secondes, je m’imaginais en train de sauter d’un parachute, histoire de créer artificiellement de la pression. Là, la pression est bien réelle, comme jamais auparavant. Il me faut survivre à deux cartes, juste deux cartes, et je serai énorme, peut-être même parmi les chip-leaders. Mon cœur bat désormais à un rythme déchainé, la croupière prend son temps pour compter les tapis. Je ne sais pas pourquoi ils font ça, pourquoi ils ne retournent pas tout de suite les dernières cartes, c’est insupportable. Hé, on joue nos vies, là !

Le décompte est terminé, le turn et la rivière vont enfin pouvoir être retournés. Un 8, d’abord… Anodin. Puis, une demi-seconde plus tard… Un As ! Mes chancent de grimper au sommet des charts s’envolent aussitôt. J’entends un énorme cri de joie. C’est mon voisin. Il s’excuse aussitôt. Pas de problème mon gars, c’est normal, je comprends, c’est le Main Event.

Une part de la variance invisible d’un tournoi : je vais passer du temps à remuer le truc dans ma tête, imaginer et encore imaginer ce qui aurait pu se passer si la rivière avait été différente. Je sais que passer à la suite fait partie de mon boulot, mais c’est aussi mon job d’accepter l’état de fait : ça fait mal, ce que je viens de subir. Je ne suis pas un robot qui prétend que la variance ce n’est rien, je ne vais pas mentir et affirmer que cela ne m’affecte pas. Si mon adversaire m’avait décoché un uppercut en plein dans le bide, cela m’aurait fait sans doute moins mal que l’As qui est venu s’écraser sur la rivière. Du moins, cela m’aurait fait mal moins longtemps. Car une fois la douleur passée, c’est dans la tête que tout se joue.

J’ai quelques astuces pour me remettre dans le bain mais aucune technique n’est aussi efficace que ce qui va se passer au cours des vingt minutes suivantes, juste avant la première pause du Day 3. Le temps n’attend personne, le tournoi continue. Et il faut que je me reprenne vite car je suis déjà en train de payer une mise sur le turn d’un petit coup. Bim ! Quinte rivière. Mon adversaire check. J’avais pris l’option de check-back mon Valet-8 assortis sur 9-10-6, maintenant la rivière est un 7 et je suis max. Il y a 30 000 jetons au milieu et je mise un peu plus que le pot, pouvant faire croire à un arrachage vu le stack réduit de mon adversaire. Il hésite quelques secondes et me paie avec l’air du mec très loin d’être convaincu. Même pas cinq minutes se sont passées et je reprends déjà pas mal de jetons. Ça va déjà beaucoup mieux !

Spot clé #5

Paire d’As. La première de la journée, magnifique ! Ma tête essaie de contrôler ma respiration, afin que mon rythme cardiaque ne soit pas en décalage avec celui de mes poumons mais j’avoue être un peu sous le coup de l’émotion, là. J’ouvre à 5 000 et un jeune me 3-bet à 17 000 au bouton. J’ai l’impression qu’il peut prendre ce spot avec beaucoup de mains moyennes car il doit penser que je profite des derniers instants avant la pause pour agresser. C’est souvent comme ça : les jeunes joueurs voient ces quelques minutes comme propices au combat; les plus âgés sont plus sages dans leur choix, ils viennent de jouer deux heures et n’ont pas envie de regretter le dernier play d’une très longue série.

Je paye les 17 000 et la sympathique croupière nous dévoile un bon flop : As-Valet-5 dépareillés. C’est un bon flop car j’ai la meilleure main possible mais en même temps j’ai du mal à voir avec quoi mon adversaire va bien pouvoir s’exciter. S’il a une paire de Rois il ne me donnera jamais tout alors qu’avant le flop il aurait sans doute envoyé la couscoussière avec plaisir. Je check/call les 15 000 demandés. Le turn est un autre 5. Maintenant j’ai le full max. Check check. Ça c’est plus décevant. Rivière : un Roi. Celle-ci est intéressante. Là avec deux Rois, il voudra bien tout mettre ! Ou peut-être va-t-il miser cher un As pour me faire fold un éventuel split, mais ça serait assez optimiste. En tout cas je vais check pour représenter le moins de force possible et espérer qu’il prenne des jetons pour miser.

Il regarde son stack. C’est un bon signe. Il enlève ses mains de ses cartes et joue avec ses jetons. Magnifique, il va miser. Il prend deux jetons oranges (valant chacun 5 000) puis il en rajoute. « Allez, encore un peu plus ! » s’écrit la voix dans ma tête. Étrangement, il semble l’entendre et ajoute quelques pions jaunes pour arriver à un total de 29 000. C’est déjà pas mal. Je prends mon temps, pendant que quelques-uns commencent déjà à se lever pour partir en pause. Moi, je fais semblant de réfléchir. Un bon moment. La croupière connait ce regard que je viens de lui lancer, c’était le même que j’avais lancé avec les Rois vingt minutes plus tôt. Elle hoche la tête au commencement de mon annonce : « All-in ».

À peine le temps de compter mon tapis que mon adversaire call et retourne en premier sa main : Dame-10 pour la quinte malchanceuse attrapée sur la rivière. Je lui montre ma main avec un regard emphatique : son tournoi à lui est terminé. Il ne peut s’en prendre qu’à lui. De mon côté, je suis ravi de remporter cet énorme pot et de quitter la salle pour profiter de la première pause de la journée avec un tapis de 460 000 unités. Quel niveau ! Quand je me dis qu’il en reste quatre comme ça avant de finir la journée et atteindre les places payées, je ne sais pas si mon cœur va tenir. De quoi me rappeler que je joue à un jeu qui peut réellement me faire passer par toutes les phases émotionnelles en un rien de temps. La pause de vingt minutes est la bienvenue, mais qui sait dans quel état j’aurais été si j’étais resté sur cette malheureuse paire de Rois. La variance a fait que j’ai pu oublier ce coup tragique si peu de temps après l’avoir subi. C’est une chance énorme. Parfois, une main perdue comme celle-ci peut faire ruminer une bonne heure ou deux.

Dans le ventre mou de l'Amazon

Le reste de la journée a tout à envier à ce premier niveau de la journée. Je perds un petit 50/50 pour 15 blindes contre un joueur short stack avant de changer de table. Les éliminations se succèdent et la Pavilion se nettoie à toute vitesse. La suite de la journée me paraît interminable, mes espoirs de mettre un réel coup de marteau sur ma table avant la bulle s’éclipsent lorsque je passe de la Pavilion à l’Amazon et que je sens l’argent se rapprocher. L’Amazon, c’est vraiment la salle emblématique du Main Event. Là où se déroulent les grosses tables finales, là où on gagne les bracelets, là où on rentre dans l’histoire du poker. C’est le moment d’écrire ma propre histoire. À ma nouvelle table : de nouveaux adversaires et quelques gros stacks. Mon tapis à moi ? 350 000 jetons.

Qui dit nouvelle table dit aussi nouvelle dynamique. Je me fais 3-bet trois fois durant les deux premières orbites, sans répondre à l’agression. Je défends mes blindes sans toucher le moindre bout de paire. Je float une fois un flop, sans succès, et me value cut avec top paire dans un petit pot. Tel est le résumé des niveaux 1 500/3 000 et 2 000/4 000. Trois heures de jeu disputées sans une fraction du niveau d’excitation du premier niveau, sans une portion du respect que j’avais à la table précédente.

Ma tête vadrouille quelques instants avec l’horloge en arrière-plan. Et si finalement, l’entrée dans l’argent, ce n’était pas pour cette année ? Si seulement mon adversaire n’avait pas frappé cet As il y a quelques heures, j’aurais été en pleine détente ! J’aurais même pu martyriser ces joueurs qui profitent actuellement de la situation alors que moi, mon tapis fond. Je me surprends encore une fois à sortir du moment présent. C’est d’une difficulté, cet exercice ! Je n’en reviens pas. Je dois me remémorer tout ce que représente le Main Event des WSOP pour moi. Je regarde mon tapis, je regarde l’horloge qui indique bien « Main Event Day 3 – Blindes 2 500/5 000 » et je me souviens des centaines de fois où je me suis endormi dans mon lit d’adolescent, bercé par les commentaires de Norman Chad et Lon McEachern.

Je reviens dans le moment. J’ai la chance d’être encore en course. Ce n’est plus le cas pour mon super ami, team mate et colocataire Ivan, qui vient de se prendre une horreur. Il est parti à tapis avec une paire de 8 sur 8-5-3 contre deux overcards et un flush draw… Il prend son 25% et nous quitte en fin de Day 3, à quelques encablures avant l’argent. Malgré la situation très tiltante, je sais que cette mésaventure ne va pas le toucher trop longtemps. Il a le mental et l’approche d’un futur Champion du Monde et son heure arrivera rapidement, j’en suis convaincu.

L’un des arbitres vient nous annoncer que notre table casse. Encore ! Je range 300 000 jetons dans les casiers en plastique faits pour cela. Cela représente 50 blindes avant de me poser sur, je l’espère, la dernière table de la journée. Les blindes s’élèvent à 3 000/6 000, c’est le dernier niveau du Day 3 et il reste une grosse cinquantaine de joueurs à éliminer avant les premières places payées à 15 000 $. Je vais donc jouer tight. Je vois néanmoins quelques mains. As-Roi dépareillé par exemple : je relance, tout le monde passe, mais je m’en contente. Deux Valets maintenant. Je relance, tout le monde passe. Mais ce n’est pas une mauvaise opération de prendre les blindes avec ce genre de mains à ce moment du tournoi. Je ne suis pas du genre à les folder facilement celles-là.

La bulle du Main, une expérience unique

Il y a un décompte des bustos sur les fils Twitter des WSOP et de Winamax. J’actualise. 15 joueurs restants. Puis 10. Très mauvaise nouvelle, je vois le nom d’Alexandre Réard qui s’affiche. Il saute à moins de 10 places de l’argent. Je suis dégoûté pour lui, il fait partie de mes plus anciens et meilleurs amis sur le circuit, et il a toujours été ouvert, honnête, gentil mais également un super adversaire. Depuis l’époque Poker&Associés sur la terrasse de notre riad à Marrakech jusqu’à notre intégration dans deux Teams différentes, on a parlé de poker des heures durant. Deux passionnés de poker et d’argumentation : voilà qui fait un bon mélange. Si j’en suis là sur ce tournoi, c’est en partie grâce à lui, et vice-versa je pense. Ça fait mal de le voir terminer à l’une des pires places du tournoi, mais il faut que je me focalise à nouveau sur moi et le moment présent, car il ne reste pas beaucoup de temps dans ce Day 3.

Nous sommes presque au main-par-main, et je me retrouve à la rivière dans un pot que j’ai 2-barrel avec As-Dame sur As-7-3-10-8. Je décide de check-back, et je gagne au showdown. Je remonte ainsi à 460 000 jetons pour la troisième et dernière fois de la journée : ce stack vaut un peu plus de 75 BB. Top ! Les joueurs se lèvent, s’excitent, la salle se remplit de spectateurs jusqu’au moment où les arbitres en chef annoncent le début du fameux main-par-main. Nous y sommes. Mon premier « hand-by-hand » sur le Main Event des WSOP ! Une main passe, personne ne saute. Les croupiers doivent se lever un à un à la fin de chaque main pour faciliter la tâche aux TD. Ces derniers n’annoncent la prochaine main que lorsque tous les croupiers sont debout. Avec plus de 100 tables à gérer à la bulle, ce procédé n’est pas évident à mettre en place et prend forcément un peu de temps.

Tournée générale
Nous avons tous quasiment dix heures de poker dans les pattes, mais l’excitation des places payées et de la fin de journée prend logiquement le dessus. Ma table commande une tournée de bières, je « call » avec grand plaisir. Derrière nous, ça part carrément sur une grande bouteille de rouge ! Et des shots pour la table 123 ! Ça crie, ça se marre. Les short-stacks relâchent doucement la pression qui les écrasait depuis des heures. Ils commencent à réaliser que leur objectif principal est à portée de main. 15 000 $, c’est une somme énorme pour une grande majorité des joueurs encore en lice. Chaque année il y a des tas d’histoires de ce genre : le papy qui s’est fait offrir par toute sa famille le premier tournoi live de sa vie, une entrée sur le Main Event des WSOP. Alors c’est un peu un rêve qui se réalise à l’arrivée dans les places payées : le cadeau se transforme en quelque chose de concret, qu’on peut toucher avec les doigts. Un minimum de 15 000 $ assuré, et une chance de connaitre la gloire de la table finale et de jouer pour la somme gargantuesque de 10 millions de dollars.

Romain Lewis
Ça y est, la bulle saute, la journée se termine. J’emballe 467 000 jetons dans le sac pour le Day 4. Pour moi aussi, la pression redescend : je réalise que je signe mon premier ITM sur le Main Event, et je passe au Day 4 pour la première fois, accompagné qui plus est de l’un de mes idoles dans le monde du poker : mon coéquipier Davidi Kitai. Le contrat est rempli. Pour le moment…

À suivre...

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Étoile montante de sa génération, le Bordelais a confirmé tous les espoirs placés en lui en 2021 en décrochant un premier bracelet WSOP !

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