[Blog] La main qui hante mes nuits
Par Tournois Live
dansVous le savez : le Main Event des World Series of Poker, c'est mon objectif ultime. Mais pour y arriver, il faut venir à bout d'une flopée de très bons joueurs... et aussi prendre des décisions difficiles durant toute la durée du tournoi. C'est ce qui s'est passé pour moi lors de l'édition 2024.
Day 1
Commençons par remettre les choses dans leur contexte. On se retrouve au Day 1, et je joue avec Aram Zobian, un joueur américain compilant 5 millions de dollars de gains sur Hendon Mob. Il joue principalement aux États-Unis, pour des buy-ins allant jusqu'à 25 000 $. Je l’avais déjà vu à l'œuvre en table finale sur un stream PokerGO, et il était particulièrement agressif. Il faut savoir que je joue aussi avec John Juanda juste à ma droite et donc Aram trois crans à ma gauche. En 19 participations au Main Event, c’est la première fois que je dois composer avec deux bons pros à ma table dès la première journée. Autant dire que je ne suis pas content de mon seat draw. Et lors de ce Day 1, je joue quatre mains intéressantes contre Zobian.
Au premier niveau, je relance au low-jack As-Roi dépareillé. Aram paye au bouton, et sur le flop Dame-7-4, je c-bet et il call. On check tous les deux le 7 au turn et je check encore la river 4. Il place alors un overbet. Je réfléchis longtemps et je suis : il a Valet-10 suité pour un tirage backdoor au flop.
Plus tard, je hero call avec AK sur un tableau 89X-X-6. Sur la river, il mise le pot, je tank-call et il retourne Dame-10 dépareillé.
Sur une autre main, je squeeze As-Dame suité au bouton suite à sa relance UTG payée par le hi-jack. Il paye et le flop vient Valet-10-5. Il check, je c-bet petit et il suit. Le turn est un 5, on check tous les deux et sur la river 8 il mise un tiers du pot. Je tank longtemps, parce que j’étais convaincu qu’il allait choisir un gros sizing avec ses mains en value. Mais je ne bats que Roi-Dame, donc je finis par passer.
Puis dans un pot relancé préflop, on check jusqu’à la river. Là, il overbet. Je ne me souviens plus exactement du board, mais j’ai de nouveau hauteur As, et je tank-fold.
À la fin de la journée, je termine à 82 000 jetons, très satisfait de mon jeu. Aram possède lui plus de 200 000. Il a bien "crush" la table, il a déployé un jeu très intelligent où il a joué très agressivement, en bluffant les bonnes personnes, et en étant en value contre ceux qui n’allaient pas le croire.
Il vient me voir à la fin de la journée, et me dit qu’il adore mon jeu, qu’il a regardé beaucoup de mes vidéos. Là, on s’échange les mains qu’on a joué ensemble, et je lui demande ce qu’il avait sur la dernière. Il me confie qu’il bluffait, qu’il avait un blocker, et il ajoute : "Et je t’ai bluffé sur une autre main." Je lui réponds : "Quoi, tu avais Roi-Dame ?" Il acquiesce.En gros, on a joué quatre mains ensemble jusqu’à la rivière, et il a bluffé les quatre mains !
Même s'il ne faut jamais croire les joueurs de poker, je le crois sur parole concernant ces informations. Je le sens honnête et puis je ne vois pas de raisons pour lesquelles il me mentirait : il y a tellement de joueurs sur le Main Event qu'il n'y a pas de raison qu’on se retrouve à la même table dans les prochains jours.
Day 2
Tiens donc ! Hasard du seat-draw, au Day 2, il se retrouve de nouveau à ma table, et de nouveau trois places à ma gauche. Je ne suis évidemment pas content, parce que je suis conscient qu’avec son jeu agressif, il va rajouter de la variance. Et sur un tournoi comme le Main Event des WSOP, je n’ai vraiment pas envie de cela, surtout pas au Jour 2 !
La première chose que je me dis, c’est que grâce à notre conversation d’hier, j’ai réalisé qu’il me connaissait bien, ce qui inclut mon aptitude à faire beaucoup de hero calls. Et vu qu’il s’est confié sur ses nombreux bluffs, a priori, il risque de moins me bluffer aujourd'hui. En plus, j’avais cru détecter un petit tell sur lui, ce qui me rassurait aussi…
Comme prévu, Aram joue super agressivement : il relance une main sur deux, et "crush" bien la table, ce qui m’oblige à jouer plus tight.
Je trouve cependant un bon spot de double-up avec deux As contre As-Dame, qui me permet de monter à 150 000 jetons.
Quelques instants avant la main que nous allons analyser, je joue un coup de taille moyenne, où mon adversaire overbet sur la river. J'ai une bonne main et la décision est très close. Je réfléchis pendant dix minutes, les joueurs à la table se plaignent, et Aram leur dit qu’ils n’ont qu’à appeler le time si ça leur paraît trop long, ce qu’ils font. Je finis par faire un gros fold.
Viens alors la main qui nous intéresse.
Aram Zobian est en position UTG avec un stack de 350 000 jetons. UTG+3, on retrouve un bon reg avec 250 000, et au hi-jack, un joueur amateur en tilt avec 30 000, alors que je possède 140 000 en small blind. Nous sommes aux blindes 1 000/1 500.
PRÉFLOP : Aram relance à 3 500, UTG+3 call, ainsi que le hi-jack. Je découvre As-Valet dépareillé en SB, et je squeeze pour 19 000. Snap-call d'Aram, les autres joueurs passent.
Analyse : Je pense que le spot de squeeze est intéressant avec ma main : les ranges adverses étant super larges, je vais souvent voler le pot préflop, et le shortstack qui venait de perdre un gros coup et qui paraissait très en tilt pourrait faire tapis avec une main que je domine.
Vu la fréquence de relance préflop d’Aram Zobian, je m’attends à ce qu’il passe très souvent. Son call ne me plaît pas trop, car il doit avoir une range assez serrée, et je suis hors de position. Je ne suis pas certain de sa range exacte, mais je l'évaluerais comme suit : 77+/AQo+/des broadways suités, éventuellement 10-9 suité. Avec As-Roi, je pense qu’il va presque tout le temps 4-bet/call si je fais tapis. Par contre avec deux As ou deux Rois, il devrait simplement payer mon squeeze beaucoup plus souvent.
Même si j’ai joué plutôt tight depuis le début de la journée, il a l’air de me connaître plutôt bien, et a dû voir que le spot de squeeze était bon pour moi. Il devrait donc me percevoir sur une range composée de premiums, mais aussi sur des ATo+/KQo, voir quelques Ax suités. En pocket pairs, je dirai 99+.
FLOP : Le flop vient A84. Je c-bet très petit, pour 8 000, et il paie.
Analyse : Au flop, je n'ai pas besoin de miser trop cher, cela n'accomplit pas grand-chose contre sa range perçue. Il y a AQo et 88 qui me battent, mais il n'a, en principe, aucune main que je domine réellement qui paiera face à une grosse mise. C’est la raison pour laquelle je décide de miser 15% du pot, pour me faire payer par les mains que je bats et pour ne pas me value cut contre celles qui me dominent.
Vu mon sizing, quand il paye, je pense qu’il a encore beaucoup de floats/backdoors possibles. Je pense qu’il ne passe pas grand-chose de sa range initiale.
Il est intéressant de noter que j’ai le J dans ma main, ce qui bloque beaucoup de combinaisons de tirage couleur. Il reste en effet un combo de KQ, K10 (s'il le call préflop), 109 et Q10.
TURN : Le turn est un K, je check et il mise 33 000. Je call.
Analyse : Au turn, le Roi avantage ma range, donc en théorie je pourrais avoir envie de miser. Mais en pratique, si je mise je ne serai payé que par mieux. Et vu le profil agressif de mon adversaire, si je check, il pourra miser une grande partie de ses floats pour arracher le pot.
Quand il mise, j’enlève la combinaison de KQ voir de K10, car c’est le genre de mains qu’on n'a vraiment pas besoin de miser. À ce stade, les mains qui me battent sont As-Dame, 8-8 et KK maintenant. Et il reste beaucoup de bluffs. Par contre, j’ai l’impression que quand je paie ici, cela sera difficile pour lui de continuer à bluffer car j’ai énormément de mains très fortes qui joueraient comme ça, comme AK/AA/KK, voire AQ. Des mains qu’il ne s'attend pas à faire folder sur la rivière.
RIVER : La river est un 6. Je check, il fait tapis pour mes 80 000 jetons restants, et je tank-fold.
Analyse : À la rivière, quand il fait tapis, mon cerveau se met en ébullition. Je ne sais pas quoi faire. Je fais peut-être face à la décision la plus difficile de toute ma carrière, sur le tournoi le plus important de l’année.
Dans des décisions close, où je ne bats qu’un bluff à la rivière, je me pose quatre questions pour faire pencher la balance dans ma décision :
- Est-ce qu’il est capable de bluffer ce spot à ce moment précis ?
C’est la première question à se poser, parce que s'il n’est pas capable de bluffer ce spot, alors on passe et on ne doit pas réfléchir plus loin. Et je pense que dans ce spot précis, la plupart des joueurs ne seraient pas capable de faire un bluff aussi gros, dans un spot où je peux représenter des mains très fortes, sur le plus gros tournoi du monde.
Aram fait partie des rares joueurs qui en sont capables. Il est super agressif et n’a pas peur de mettre beaucoup de pression sur ses adversaires. On pourrait le définir comme un joueur "maniac" (un peu fou), mais comme c’est un joueur compétent en même temps, il risque donc d’être assez équilibré dans sa range de bluff.
En résumé, je pense qu’il fait partie des rares joueurs à être capable de bluffer ce spot. Je pense néanmoins qu’avec la métagame, notre historique, et les informations qu’on a échangées, il ne voudra peut-être pas "overbluff" ce spot contre moi à ce moment précis.
- Qu'est-ce qui est le plus EV+ : payer ou passer ?
D’un point de vue technique d’abord, je suis conscient que très peu de mains me battent. Il a tous ses combos de 8-8, et concernant KK je ne peux pas être certain de la fréquence avec laquelle il va 4-bet préflop. Deux As, c’est très rare chez lui vu que j’ai un As en main, et AQ c’est un peu trop "thin" de faire tapis même s'il peut en être capable à une certaine fréquence.
Les couleurs possibles sont Q10 et 109, et encore ce sont des mains qu’il n’est pas censé call préflop sur un 3-bet, en théorie. Mais en réalité avec son gros stack et son style, je pense qu’il va payer les 3-bet préflop plutôt souvent.
Même s'il a peu de mains de value, on peut être certain qu’il les a dans sa range (avec certes une fréquence moindre pour AQ ou Q10 par exemple). En revanche, il est beaucoup plus difficile d'estimer combien il en a dans sa range.Est-ce qu’il va bluffer tous les combos qu’il aurait float au flop, ou une partie, ou aucun ? À quelle fréquence bluffera-t-il ? C’est la question la plus difficile à répondre. Oui, il est capable de bluffer, mais il est aussi conscient que j’ai des mains fortes dans ma range et donc il ne voudra sans doute pas "overbluff" ce spot : il bluffera sans doute avec un certain équilibre.
Est-ce que le fait que le tirage couleur soit rentré lui donnerait envie de continuer un bluff qu’il comptait abandonner ? Ce n’est pas impossible. Alors qu’en réalité, il a très peu de couleurs possibles dans sa range. Encore une fois, le bloqueur J est vraiment intéressant sur cette main, car il bloque trois combos de couleurs possibles.
Aussi, j’ai choisi une line (petite mise au flop et check au turn) qui induit beaucoup de floats au flop chez lui et donc des bluffs par la suite, ce qui me donne très envie de bluffcatch.
La côte est très favorable. Il y a 135 000 jetons au milieu et il fait tapis pour 80 000, donc j’ai besoin de payer 80 000 pour gagner 215 000. 80/295 = 0,27 : j’ai besoin d’avoir raison 27% du temps.
Après l’analyse technique, avec l’estimation de sa range, et malgré l’inconnue sur sa fréquence de bluff, le call paraît très EV+.
- Qu’est-ce qu’il s’attend à ce que je fasse ?
C’est ma question magique face à des joueurs compétents, car l’intention révèle ce que notre adversaire cherche à réaliser.
Il doit savoir que j’ai beaucoup de mains très fortes dans ma range et avec mon check-call au turn, je n'ai jamais de snap-fold sur cette rivière.
Notre discussion d’hier m’a montré qu’il me connaît bien, avec mes tendances à "hero call ". De plus, l'historique au Day 1 sur mes calls hauteur As et ses révélations sur les autres bluffs me pousserait à croire qu’il ne voudrait peut-être pas abuser du bluff contre moi.
Donc à cette question, je répondrai qu’il devrait s’attendre à ce que je call trop souvent.
- Est-ce qu’il a l’air confortable ?
La réponse est oui, il a une poker face impeccable, ce qui est rare sur un bluff à tapis à la river sur un aussi gros pot, et plus particulièrement sur le Main Event. Je ne perçois pas le tell que j’ai cru voir la veille lorsqu’il bluffait.
Son attitude me fait plutôt pencher pour un fold.
Lors de ma réflexion, je change d’avis à chaque seconde : "Je dois call, non en fait je dois fold, il bluffe c’est sûr, c’est impossible de bluffer ce spot..." Je suis perdu et comme je venais d’avoir une décision où j’ai réfléchi pendant longtemps, mon cerveau n’arrive plus à réfléchir de manière optimale. Après trois minutes de réflexion, à cause de mon long tank auparavant, un joueur de la table appelle le time. Il me reste 30 secondes.Et quand je ne sais pas quoi faire, c’est souvent la « macro » qui va faire pencher la décision.
Si je paie et que j’ai raison, je passe à 300 000 jetons, et si je passe je tombe à 80 000. Mais par contre, si je paie et que j’ai perdu, c’est la fin de mon Main Event. C’est un tournoi où la notion de survie est super importante : avec cinquante blindes, je pourrai remonter un stack, et je trouverai des spots plus faciles où je serai davantage certain de ma lecture. Et pour être honnête, j’ai peur aussi de me tromper, c’est le Main Event des WSOP : je n'ai pas envie d'être éliminé alors que je ne suis pas sûr de moi.
La macro me donne plutôt envie de passer sur le moment, mais avec du recul elle devrait me donner envie de payer.
5, 4, 3, 2, 1... Le croupier reprend mes cartes. Je sens un certain soulagement sur le visage de mon adversaire quand il rend les siennes.
Après la fin du Day, il ne veut pas me dire ce qu’il avait, mais cela ne veut pas dire grand-chose. Il a l’air très gentil, et il se peut qu’il n’ait juste pas envie de me plomber le moral pour la suite de mon tournoi.
J’ai du mal à me détacher du coup après la main. Je passe jusqu’à la fin de la journée, où je termine à 55 000, et je bust en début de Day 3. Je ne dors pas bien la nuit pendant plusieurs jours après cette main. J'y repense constamment et je réalise que j’aurais dû payer. S'il a mieux tant pis, c’est le jeu, je ne dois pas me laisser guider par la peur.
Quelques jours plus tard, Pierre Calamusa, qui le suit sur Instagram me montre la Story qu’il a posté après son élimination au Day 5 [ci-contre]. Le troisième paragraphe dit : "Au Day 2, j'ai tenté et réussi un bluff pour 300 blindes contre la légende Davidi Kitai." En réalité, je n’étais pas étonné, car je l’avais compris en ré-analysant la main à froid.
L’important est d’accepter qu’on puisse faire des erreurs, et d’en tirer des leçons. J’en ai tiré (au moins) trois :
- En live, le plus important c’est de jouer le joueur, plus important encore que la métagame. Un joueur "maniac" ne pourra pas s’empêcher de bluffer si on lui en donne l’occasion.
- Sur les gros fields, il y aura toujours des décisions close qui feront la différence. Il ne faut pas avoir peur de se tromper, et suivre son read, quitte à être éliminé.
- Je ne pourrai jamais envisager de gagner le Main Event un jour si la peur de l’élimination oriente mes décisions.
J’avais besoin d’écrire un blog là-dessus, car cette main m’a longtemps marquée. Le poker peut être cruel et le processus d’acceptation est difficile, surtout me concernant quand je fais une erreur sur le tournoi qui compte le plus pour moi.
Vous expliquer cette main en détail, c’est une manière pour moi d’accepter, et d’en tirer des leçons pour m’améliorer.
Comme on a dit ! Allez Saluuuut !